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Elle se constitua un studio de fortune dans les Flottes au large de Long Beach, investit en fournitures, s’assura une nouvelle source de petites pilules noires. Elle apprit qu’il s’agissait d’enképhalines synthétiques, produites en laboratoire, très puissantes et créant une forte dépendance. Mais peu importait : elle pouvait le gérer. Elle savait ce qu’elle faisait. Elle commença à rencontrer d’autres artistes des Flottes et comprit qu’elle n’était pas seule, que beaucoup d’entre eux dépendaient de tel ou tel plaisir chimique. Certains utilisaient même des pierres des Exotiques, les onirolithes de mines brésiliennes. Mais c’est différent, songea-t-elle, trop étrange… ce n’était pas ce qu’elle voulait.

Elle ne pouvait dire à quel moment au juste le contrôle lui avait échappé. Elle n’avait pas franchi une limite. Cela n’interférait pas avec son travail : au contraire, même, si étrange que cela paraisse. Comme si sa dépendance aiguillonnait en elle la chose qui créait de l’art… de même qu’un arbre agonisant produit parfois bien davantage de fruits.

Il lui arriva de temps à autre, dans ses moments de lucidité, de remarquer une espèce de détérioration. Elle la perçut comme un changement non en elle, mais dans son environnement. Son studio rétrécissait soudain, bon, d’accord, elle en avait pris un meilleur marché afin d’économiser sur le loyer. Son miroir lui renvoyait une image émaciée : économies sur la nourriture, pensait-elle, pour que mon argent dure un peu plus longtemps. Cela se produisit par incréments si progressifs qu’il ne sembla rien se passer, rien du tout, jusqu’à ce qu’elle se retrouve dans le coin d’un ancien terminal de pétrole en vrac avec un matelas sale et un bocal de médicaments. Un bocal de bonheur.

Elle savait que cela la tuait. L’idée qu’elle était en train de mourir s’introduisit si habilement dans son esprit qu’elle parut surgir soudain complètement formée et pourtant familière. Oui, se dit Teresa, je suis en train de mourir. Mais peut-être mourir en état de grâce valait-il mieux que vivre dans un état de souffrance permanente. Peut-être s’agissait-il d’une espèce de facture qu’il fallait enfin payer, peut-être, se dit-elle, aurais-je dû mourir dans l’incendie.

Mais l’anorexie et la malnutrition l’avaient rendue malade, elle souffrait physiquement des genoux et des coudes, la fièvre ne la quittait plus guère. Pour le soulagement, elle repassa aux gélules rose et jaune, les ajouta à son régime désormais presque exclusivement chimique, et cela l’aida un temps, mais la douleur finit par revenir. Elle aurait fait bon accueil à la mort, son organisme très détérioré réclamait celle-ci, mais elle ne put se résoudre au suicide. Comme si elle pouvait approcher la mort en douce, mais pas ouvertement : si Teresa la regardait en face, une force en elle la reconnaîtrait, protesterait à grands cris, la tirerait en arrière. Elle en pleura de frustration.

Elle connaissait vaguement Byron Ostler : il appartenait à son cercle de plus en plus étroit d’amis, ce n’était pas un artiste, mais un dealer de pierres de rêve. Souffrant désormais sans répit, effrayée à la perspective d’ingérer un trop grand nombre de gélules, elle reconsidéra sa position sur l’utilisation d’une pierre des Exotiques. Cela provoquait des visions, d’après ses amis artistes. Eh bien, elle ne voulait pas de visions. Elle en avait trop eu. Mais les visions, au moins, pourraient peut-être la débarrasser du démon de la douleur. Cela valait la peine d’essayer.

Elle prit soin d’éviter de lire la pitié sur le visage de Byron quand elle alla le trouver. Elle lui tendit l’argent. Il ne lui en restait presque plus. Mais Byron ne voulut pas le prendre. Il se contenta de la regarder, ce vétéran loqueteux à lunettes rondes et treillis râpé, et de lui donner une pierre. Une petite, vaguement bleue, à la forme étrange, qui, quand elle la prit, d’un geste désinvolte, lui picota la main. « Sers-t’en ici, dit-il.

— Hein ?

— Pour me faire plaisir. Sers-t’en ici. »

Les visions furent intenses. Elle ne passa que deux heures en transe, d’après Byron, mais de son point de vue à elle, cela sembla durer un temps infini. Elle vit, comme des pièces d’une mosaïque, le monde distant du peuple ailé. Elle traversa l’histoire en dansant telle une tornade. Bizarrement, malgré toute la tristesse – et le chagrin, et la douleur – de ce qu’elle vit, elle en retira une certaine force. À cause de la vigueur, pensa-t-elle, de cette rivière de vie, serpentant dans sa double hélice sans fin.

Elle vit aussi, pour la première fois, la petite fille qui allait occuper tant de ses rêves.

La fillette portait des haillons et des chaussures de sport lacées avec de la grosse ficelle. « Il faut que tu me cherches, déclara l’enfant avec solennité. Il faut que tu me trouves. » Et Teresa découvrit que l’impératif vivait en elle, qu’il y vivait peut-être depuis toujours… oui, il fallait la trouver.

Byron la reconduisit en canot à moteur à son studio dans le sud. Sauf que ce n’était pas vraiment un studio. Elle en avait conscience, désormais. C’était un coin crasseux dans un entrepôt abandonné. Elle regarda avec écœurement son bocal de pilules.

« Je peux faire venir un médecin », assura Byron.

Elle haussa les épaules. Elle mourait, elle s’y était résignée et elle le dit à Byron… mais tout en parlant, elle sentit une réticence croître en elle. « Je veux encore l’oniro, dit-elle.

— Alors laisse-moi appeler un médecin. Et commander de quoi manger. » Il regarda autour de lui. « Et peut-être nettoyer un peu. Mon Dieu, c’est un vrai trou à rats. »

Elle y consentit.

Le sevrage fut atroce. Le médecin que fit venir Byron, un réfugié, lui injecta des suppléments vitaminiques et dressa un bilan neuropeptidique sur un moniteur portable. Une fois l’épreuve terminée, Byron la persuada de se remettre à manger.

La santé revint comme un choc. Le monde prit des teintes plus vives, les aliments lui parurent meilleurs. Elle se remit au travail. L’argent lui permit de trouver un logement plus proche de celui de Byron. Elle commença à se promener longuement à proximité des usines marémotrices pour voir le temps arriver par la mer. Elle n’avait pas cessé de vouloir des pilules – d’après le docteur, cette envie impérieuse, désormais profondément gravée dans sa neurochimie, pourrait bien ne jamais disparaître –, mais les pierres de rêve semblaient en émousser le besoin. Elle ne comprenait pas grand-chose à ce qu’elle voyait au cours de ses transes, mais s’efforça de l’incorporer dans son travail : elle procéda à la première de ses peintures de cristal, un radieux paysage du monde des Exotiques.

Elle avait également conscience que Byron était tombé amoureux d’elle… et qu’elle-même ne l’aimait pas.

Elle essaya pendant un temps. Elle emménagea chez lui, ils firent l’amour avec dévouement, à défaut de passion. Mais l’expérience était vouée à l’échec et ils le savaient l’un comme l’autre. Il la voulait, disait-il, mais pas comme paiement.

Cela lui fit froid dans le dos. Elle essaya de se rassurer, et peut-être d’affirmer une certaine indépendance, en prenant d’autres amants parmi les artistes de sa connaissance, mais cela finit par lui paraître décevant. Peut-être, pensa-t-elle, ai-je perdu la capacité d’aimer, peut-être ma consommation de pilules l’a-t-elle anéantie.

Son obsession des onirolithes grandit. Byron la présenta à Cruz Wexler, l’universitaire qui avait écrit deux livres sur les oniros et dirigeait une espèce d’école illégale dans sa propriété retapée à Carmel. Quinquagénaire aux traits ingénus, Wexler souffrait d’un emphysème progressif et incurable, adorait les œuvres de Teresa et en avait même revendu quelques-unes à ses amis riches. Elle avait donc à nouveau de l’argent. Elle réaménagea son studio dans les Flottes et investit dans des outils qu’elle n’avait jamais eu les moyens de se payer.