Et lorsqu’un nouveau malaise commença à s’emparer d’elle – l’impression qu’elle était allée aussi loin que possible dans les oniros et qu’elle y était toujours perdue, incomplète, en marge de sa propre existence –, Cruz Wexler fit alors allusion devant elle à un nouveau type d’oniro, des oniros clés profondeurs, des pierres susceptibles de répondre à ses questions.
Elle ressentit alors une impatience presque physique. « Je peux en avoir une ? »
Il sourit. « Non, ni toi ni personne ici. J’ai parlé aux types des labos de recherche. Ça n’a jamais été autant surveillé. »
Elle ressentit une déception immense. Les pierres cultivées par Byron, malgré tout leur étrange accès au passé, n’avaient pas résolu le mystère de sa petite enfance. Elle avait parfois entraperçu l’incendie – un chaos de fumée et de flammes – mais rien d’elle-même, elle ignorait son lieu et sa date de naissance, tout comme l’identité de ses parents. D’après Wexler, les souvenirs étaient effacés trop en profondeur. Et elle en était venue à croire de plus en plus que ce qu’elle voulait se dissimulait dans cette obscurité : un puits duquel elle pouvait tirer une clé étincelante avec laquelle se déverrouiller, devenir tout à fait autre chose.
Un mois plus tard, Wexler lui apprit avoir organisé un achat, non sur place ou en Orient mais au Brésil, à Pau Seco, à la mine même. Démarche coûteuse et peu orthodoxe, mais qui en valait la peine, d’après lui : la nouvelle pierre livrerait des réponses, une sagesse secrète – elle ressentit un peu de l’enthousiasme faiblissant de Wexler –, la gnose finale. Il lui fallait juste un messager, quelqu’un sans casier judiciaire, quelqu’un de pas trop proche de lui.
Byron fut scandalisé qu’elle se porte volontaire. « Tu ne connais rien à tout cela… Mon Dieu, mais où avais-tu donc la tête ?
— Tu ne comprends pas. Il faut que j’y aille. » Ils descendaient un canal marchand après les heures d’ouverture de celui-ci, avec les bateaux-étals rangés sous leurs abris, le sel scintillant sur les planches à la lumière d’une série de lampes à vapeur de sodium. Elle lui prit les mains, sachant qu’il avait à ce moment-là sincèrement peur pour elle, que son amour singulier et non partagé vivait plus que jamais en lui. « Cela compte à ce point-là. Ce n’est pas quelque chose que je peux ignorer.
— Je t’accompagnerai. »
Elle accepta, parce qu’il connaissait le pays, parce qu’il avait peut-être vu juste : cela pourrait se révéler moins facile que Wexler l’avait promis. Elle accepta aussi qu’il fasse venir avec eux l’Ange du Réseau, Raymond Keller, un vétéran comme lui. Mais là s’arrêtèrent ses concessions.
Et ils étaient donc venus à Pau Seco.
Une fenêtre l’en séparait. Elle en sentait l’odeur, elle sentait la présence, la proximité de cet antique artefact, de cette pierre stellaire, de ces fragments dispersés. Mais la mine était un endroit aussi horrible qu’immense, qui avait pulvérisé toutes les certitudes de Teresa. J’ai risqué ma vie, pensa-t-elle avec mécontentement, j’ai risqué la vie de Byron et de Keller… à cause d’une voix dans ma tête. À cause d’un rêve.
Parce qu’elle était perdue. Et cela depuis des années… depuis la plus grande partie de sa vie.
Elle avait peur de dormir. Repenser aux minuscules pilules noires, aux enképhalines synthétiques, avait éveillé en elle une vieille envie. Si j’en avais une maintenant, se dit-elle – pensée dangereuse, traîtresse –, je la prendrais.
Elle regarda par la fenêtre le ciel dépourvu d’étoiles en souhaitant l’arrivée de l’aube.
CHAPITRE 9
Stephen Oberg fut consterné par sa rencontre avec le responsable de la présence militaire à Pau Seco, un énorme campagnard brésilien avec des yeux foncés et une tendance de toute évidence forte à défendre son territoire. L’homme se présenta comme le major Andreazza et proposa à Oberg une chaise en osier d’une étroitesse douloureuse. Il occupait quant à lui un luxueux fauteuil pivotant derrière un bureau somptueux, d’où il surplombait la large gorge de la mine. « Merci », dit Oberg.
L’officier regarda longuement Oberg avant de lancer : « Il faut me dire ce que vous venez faire ici. »
Aussi, laborieusement, Oberg expliqua-t-il à nouveau. Les puissances de la Zone Pacifique tenaient beaucoup, indiqua-t-il, à ce que les onirolithes des profondeurs ne tombent pas entre des mains non autorisées. On avait donc renforcé la sécurité dans les installations de recherche en Virginie, à Kyoto et à Séoul. Mais un informateur proche de Cruz Wexler, un membre d’un culte américain, avait prévenu les Agences de l’organisation d’un achat ici, à Pau Seco. Oberg venait y mettre obstacle.
Andreazza fit pivoter son siège face à la fenêtre. « Nous nous donnons nous-mêmes beaucoup de mal pour assurer la sécurité, dit-il.
— Je sais. » À coups de fusils, d’intimidations et d’exemples publics, pensa Oberg. On avait pendu des gens à Pau Seco pas plus tard que l’année précédente. « Je comprends, assura-t-il. Toutefois…» Il avançait à pas prudents «… l’étanchéité n’est pas parfaite. »
Le militaire haussa les épaules. « On fouille les formigas tous les soirs à leur départ. On a des informateurs dans les camps ouvriers. Je ne vois pas ce qu’on peut faire de plus.
— Je ne suis pas venu critiquer votre travail, major. Je ne doute pas qu’il soit exemplaire. Je veux juste localiser trois Américains. » Ouvrant sa mallette, il en sortit les photographies obtenues par le fonctionnaire de la SUDAM et les posa sur le bureau d’Andreazza.
Celui-ci leur jeta un rapide coup d’œil. « S’ils sont ici, je suppose qu’ils n’ont plus l’air aussi propres.
— Nous savons qu’ils ont un contact dans la vieille ville, insista Oberg. Un homme qui les héberge peut-être.
— On contrôle la mine, dit Andreazza. Ainsi que les camps. Mais ne nous surestimez pas, monsieur Oberg. Il y a 250 000 paysans qui vivent à l’extérieur de la clôture. La vieille ville est une anarchie. Sans au moins un nom, il y a une limite à ce que nous pouvons accomplir.
— Nous avons un nom, assura Oberg.
— Ah oui ?
— Ng.
— Je vois », dit Andreazza avec un hochement de tête.
Ils déjeunèrent ensemble à la cantine militaire. Oberg avait hâte de poursuivre son travail, dont l’urgence lui donnait des frissons, mais Andreazza l’obligeait à différer. Et bien entendu, la nourriture était épouvantable.
« Oberg, dit soudain le major. Stephen Oberg… il y a eu un Oberg, ici, pendant la guerre, vous savez ? Dans les Forces Spéciales, je crois. Il a rasé quelques villages à l’ouest du Rio Branco. Cela a fait scandale. Beaucoup de femmes et d’enfants parmi les victimes. » Il sourit. « Paraît-il.
— Je l’ignorais, répondit Oberg avec calme.
— Ah, fit Andreazza d’un ton songeur. D’accord. »
CHAPITRE 10
Le jour de la transaction, Roberto Meirelles s’éveilla avant l’aube en sachant que ce serait une journée à problèmes. La question était devenue pour lui : continuer malgré tout ou pas ?
Il dormait sur un matelas dans une cabane de la vallée en contrebas de la vieille ville de Pau Seco. L’endroit ne valait pas grand-chose. La majeure partie des eaux usées de la ville s’écoulait près de sa cabane en un flot marron et boueux, longeait les plus affreuses des habitations en tôle avant de se perdre dans les fourrés, qu’elles avaient rendus verdoyants et luxuriants. Tout ce que possédait Meirelles se trouvait dans cette cabane : deux T-shirts kakis passés, deux jeans, un matelas, une photographie de sa femme et de son enfant.