Plus la pierre.
Ce matin-là, évitant avec soin, malgré sa nervosité, de penser à la journée qui l’attendait, il sortit l’onirolithe de la cachette qu’il lui avait aménagée, une fente dans le matelas à l’endroit où il avait ôté une partie du coutil, et le considéra gravement dans la faible lumière d’une lampe de poche.
Toi, pensa-t-il, tu peux faire ma fortune ou me valoir la mort.
Il maniait la pierre avec précaution. Il avait peu à peu appris à en distinguer les diverses nuances. Doucement posée sur sa paume ouverte, comme en ce moment, elle ne générait qu’un très léger fourmillement d’étrangeté, un faible courant électrique qui semblait préciser une sensation physique derrière ses yeux. S’il la serrait avec force, la pierre commencerait à fonctionner à plein régime en provoquant des visions, des visions d’un endroit situé à une distance si impossible que Meirelles ne pouvait même pas commencer à les comprendre, ou, plus souvent depuis quelque temps, des visions de son foyer.
Meirelles comprenait que l’onirolithe provenait d’un autre monde, s’était débrouillé pour traverser un abîme incommensurable. Et bien qu’il s’en soit autrefois émerveillé, cela avait cessé de lui sembler étrange ou remarquable. C’était un fait, et on s’habituait aux faits à force de les manipuler. Ce qui rendait la pierre extraordinaire – et précieuse – à ses yeux était sa capacité à susciter en lui les souvenirs de sa femme et de son enfant à Cubatão. Avec de la chance, pensa-t-il, elle me permettra d’y rentrer… en homme riche.
Il secoua la tête. De tels rêves étaient prématurés. Pire, dangereux. Il remit la pierre dans le matelas et sa décision à plus tard. Il s’efforça autant que possible de se vider l’esprit.
Dehors, le ciel commençait à s’éclaircir. Des casseroles et des pots s’entrechoquaient, des coqs chantaient, des chiens charognards efflanqués hurlaient la fin de la nuit. Un matin comme un autre, se dit-il avec sévérité.
Il était ce que les autres appelaient une formiga, une fourmi, même s’il détestait ce terme. Homme fier, Meirelles n’appréciait pas qu’on le compare à un insecte. Alors qu’il se mêlait au flot d’humanité descendant au fond de la gorge surchauffée de la mine, avec le soleil comme une lame sur sa nuque, il supposa toutefois que la comparaison s’imposait.
Il portait d’énormes sacs en toile de jute fixés aux épaules et à la taille. Le travail et le régime de ragoût protéinique servi dans les camps ouvriers l’avaient aminci mais fortifié. Meirelles paraissait – nettement – ses trente-cinq ans, mais il était devenu fier de son corps. Il avait survécu à l’épidémie de virus Oropouche qui avait balayé Pau Seco l’année précédente. Il bénéficiait désormais d’un corps vigoureux, et beaucoup plus sain, il ne l’ignorait pas, que s’il était resté à Cubatão.
Mais ce n’était pas une pensée agréable, aussi la refoula-t-il. (Son épouse et son enfant se trouvaient toujours là-bas.)
Il descendit les échelles en bois avant de suivre un sentier accidenté et sinueux qui le conduisit au bas de la forte pente, puis emprunta des échelles de cordes et un autre sentier étroit pour gagner le fond de la vaste fosse à ciel ouvert. Comme il y régnait une température supérieure d’au moins cinq degrés à celle du sommet, il avait noué un chiffon sur son front pour absorber la sueur. Certains s’échinaient déjà, tandis que les garimpeiros observaient avec des écritoires à pince depuis leurs tentes en toile ou se mettaient à l’œuvre avec des pelles et des pioches. Le côté primitif de la scène ne l’impressionna pas : il avait vu tout aussi primitif dans les usines de la vallée du Mogi.
Il se mit au travail, comme chaque matin. Impossible d’ignorer, toutefois, que ce n’était pas une journée comme les autres. La police militaire veillait en sinistres phalanges au pied du grand grillage clôturant la mine et fouillait quiconque le franchissait dans un sens ou dans l’autre. Il y avait aussi des soldats en bas, ce que Meirelles ne se souvenait pas avoir jamais vu, circulant entre les garimpeiros pour leur poser des questions.
Si j’avais le moindre bon sens, se réprimanda-t-il, je laisserais la pierre dans mon matelas et je n’y penserais plus, je l’oublierais. Si j’avais le moindre bon sens.
Meirelles travaillait pour un certain Claudio, un homme de la ville qu’on disait neveu de la famille Valverde, un riche qui avait déjà extrait du sol nombre de pierres de valeur. Claudio augmentait son profit en engageant des ouvriers parmi les foules pleines d’espoir qui se pressaient dans la vieille ville, en leur donnant des faux certificats puis en menaçant de les dénoncer à la police militaire. Meirelles comptait parmi ces ouvriers. Il gagnait très peu d’argent avec son travail et expédiait aussitôt ses gains à sa famille à Cubatão : il mangeait gratis – grâce à son faux certificat – dans les camps ouvriers, et ne payait pas de loyer pour sa cabane.
Un arrangement sévère mais équitable, avait d’abord pensé Meirelles : si Claudio découvrait un onirolithe de valeur dans la boue, Meirelles utiliserait alors sa petite part des gains pour déménager avec sa famille hors de la toxique vallée du Mogi. Il voulait juste assez d’argent pour repartir à zéro.
Sauf que le temps avait passé sans que Meirelles n’obtienne jamais davantage que sa maigre rémunération hebdomadaire, malgré les nombreuses pierres découvertes. Un jour, rassemblant son courage, il était allé affronter Claudio dans sa grande tente au-dessus de la mine, et Claudio l’avait calmé, lui promettant que les choses allaient changer. Le lendemain, un voyou engagé par Claudio était venu contusionner l’œil droit de Meirelles en intimant à ce dernier de se montrer reconnaissant pour ce qu’il avait. Il bénéficiait d’un permis de travail, non ? Eh bien, on pouvait le lui retirer. On pouvait le dénoncer à la police militaire. Il ferait mieux de ne pas l’oublier.
Il ne l’oublia pas. Il s’en souvint le jour où, enfonçant sa pelle dans l’argile élastique, il la sentit rebondir sur quelque chose de solide.
La journée touchait à sa fin. Des ombres déjà longues s’épaississaient dans les zones les plus profondes de la mine. Les ouvriers rassemblaient leurs outils en se préparant à la longue remontée vers les camps, le repas chaud, le passage rapide aux douches. Pris d’une fièvre soudaine, Meirelles, plongeant la main dans l’argile humide, attrapa l’objet qu’il venait de découvrir. Toujours penché, il débarrassa ce dernier de la terre qui le recouvrait et aperçut le profond reflet azur sur la surface de l’onirolithe. C’était une grosse pierre parfaite, incontestablement d’une grande valeur. Il trembla en la tenant dans la main.
Par la suite, il n’aurait su dire pourquoi il choisit de la voler. Le vol était une opération difficile et dangereuse, surtout en l’absence de marché tout trouvé sur lequel quelqu’un comme lui pourrait compter. C’était à n’en pas douter un acte irrationnel. Mais il pensa aux manières mielleuses de Claudio quand il le rassurait et au voyou qui lui avait abîmé l’œil. Il pensa à son épouse et à leur enfant, à leur fille Pia en train de tousser dans l’affreuse atmosphère jaunâtre de sa ville natale. Une journée dans les angles abrupts et les convolutions de la mine d’onirolithes mettait parfois Meirelles dans une espèce d’état de rêverie abstraite, comme si les artefacts extraterrestres sous le sol exerçaient une subtile influence sur lui, rendaient le passé plus réel et le présent moins contraignant. Et donc, avec Claudio et sa fille Pia à l’esprit, rêvant, il essuya le surplus d’argile sur l’onirolithe et, à l’aide de ses jambières de coton, enveloppa la pierre autour de sa cheville. Quand il se releva, le long ourlet de son jean dissimula le renflement.