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Ils entendirent la douche s’arrêter. De l’eau goutta avec un son creux dans la cabine. Teresa fredonnait une mélodie en mode mineur.

« Ne la fais pas souffrir, conclut doucement Byron. C’est tout ce que je demande. »

2. Ils partirent donc à Belém, un port international sur la large embouchure de l’Amazone, où Byron connaissait un Américain expatrié qui pourrait peut-être leur trouver un moyen de sortir du Brésil, et où Keller fit l’amour à Teresa pour la première fois.

Ils louèrent une chambre très semblable à celles qu’ils avaient louées à Sinop ou Campo Alegre, cette fois dans un bâtiment de brique avec une corniche qui donnait sur un marché aux poissons appelé Ver-o-Peso. Byron passa beaucoup de temps sur les quais à essayer de contacter son pote de l’armée, laissant plusieurs après-midi Keller seul dans la chambre avec Teresa.

Ils firent l’amour les rideaux tirés. La pluie avait commencé à tomber et la circulation le long du Ver-o-Peso produisait de légers bruits liquides. Il bougea sans un mot contre la jeune femme, qui poussa un seul petit cri dans la pénombre de la chambre, comme si l’acte avait délogé en elle un éclat de mémoire.

Keller n’avait pas fait l’amour depuis longtemps à une femme à laquelle il tenait, et il eut vaguement conscience de liens qui se dénouaient en lui, comme si des synapses délaissées reprenaient du service. Il imagina le câblage d’Ange dans sa tête comme une carte routière, des jungles neurales abandonnées soudain illuminées d’une lueur spectrale. C’est en quelque sorte un péché, se dit-il sans pouvoir s’empêcher de s’y abandonner, d’aimer Teresa et de lui faire l’amour. Il savait qu’il ne téléchargerait rien de tout cela de sa mémoire AV, si bien que l’acte ne lui semblait avoir qu’une réalité très nébuleuse : il existait entre eux, dans leurs deux mémoires ; de la mémoire charnelle, pensa-t-il, volatile, non fiable. Il chérirait néanmoins ce souvenir. Adhyasa, péché d’Ange, mais il le garderait précieusement en lui.

Ils restèrent ensuite allongés dans le silence.

La pluie avait accru l’humidité et la peau de Teresa semblait fiévreuse contre la sienne. Elle avait les yeux fermés, maintenant. La pression des quelques jours précédents, se dit-il, le voyage depuis Pau Seco. Mais pas seulement. « Ce n’est pas juste des Agences dont tu as peur », lança-t-il.

Elle secoua la tête.

« La pierre ?

— C’est bizarre, répondit-elle. Tu veux très fort et très longtemps une chose, et quand… quand tu l’as dans la main, tu te demandes ce qu’est cette chose et quel rapport elle a avec toi. » Elle se redressa au milieu des draps emmêlés.

« Peut-être que tu n’en as pas besoin », dit-il.

Les cheveux de la jeune femme se répandirent sur ses épaules et sur le visage de Keller. « Et pourtant si. Je fais des rêves…» La pensée s’estompa.

La pluie crépitait sur les battants des vieilles fenêtres. Elle se leva et regarda, de l’autre côté de la pièce, le sac en toile dans lequel elle avait dissimulé l’onirolithe. Keller eut soudain peur pour elle. Impossible de savoir ce que la pierre pouvait contenir. « Ne te précipite pas, conseilla-t-il. Si nous retournons dans les Flottes, si tout se calme…

— Non, répondit-elle dans le noir d’un ton désormais résolu. Non, Ray. Je ne veux pas attendre. »

CHAPITRE 12

1. Les Brésiliens avaient arrêté Ng depuis trois jours quand Oberg en fut informé. Il l’apprit par une remarque désinvolte d’un des jeunes soldats de la paix du major Andreazza, dans le bureau duquel il se précipita aussitôt. « Vous auriez dû me le dire », reprocha-t-il.

Andreazza laissa son regard errer dans toute la pièce avant de le poser laconiquement sur Oberg en affichant une légère surprise. « Vous dire quoi ?

— Pour Ng. » Mon Dieu, pensa Oberg.

« Le Vietnamien, affirma Andreazza, est en détention.

— Je sais. Je sais que vous l’avez placé en détention. Je veux l’interroger.

— Nous l’interrogeons en ce moment même, monsieur Oberg.

— Vous le massacrez, vous voulez dire ? Qu’est-ce qui se passe, vous l’avez déjà battu à mort ? »

Les traits d’Andreazza se durcirent presque imperceptiblement et il posa sur son vis-à-vis un regard glacial. « Je ne crois pas que vous soyez en mesure de nous critiquer.

— Il se trouve que si, répliqua Oberg en lui retournant son regard.

— J’ai parlé à la SUDAM. Et à mes supérieurs. En ce qui nous concerne, votre rôle ici est purement consultatif. Ce que je vous conseillerais de ne pas oublier quand vous vous adressez à moi… à supposer que vous souhaitiez un tant soit peu de coopération. »

Oberg se força à ne pas réagir. Cela signifie qu’ils ont merdé, songea-t-il mécontent. La pierre est partie, les Américains aussi. Ils ont Ng. Mais Ng n’est au mieux qu’un lot de consolation.

Il ressentit un bref mépris pour Andreazza et ses soldats, ainsi que pour le grouillement anarchique de Pau Seco. Il avait tout d’abord été stupéfait par le côté primitif de l’endroit. Bien entendu, ce dernier était un accident de l’histoire, la conséquence d’une série de compromis diplomatiques ayant mis fin à la guerre au Brésil. Mais, pensa-t-il non sans désespoir, ils ne savent pas. Ils ignoraient l’importance que tout cela avait pris. La SUDAM ne le savait pas, le gouvernement civil non plus, ou bien il s’en fichait, et Oberg se demanda si les Agences elles-mêmes comprenaient vraiment ce que leurs propres recherches avaient mis au jour.

Mais Oberg, lui, savait. Il en avait fait l’expérience. Il comprenait.

Le fardeau de cette interdiction lui incombait. Et tout n’était pas encore joué. Andreazza avait peut-être bien merdé, mais il restait du temps.

« Je suis désolé, fit-il avec prudence. Si je vous ai offensé, je m’en excuse. J’ai juste très envie de voir ce Ng. »

Andreazza se permit un petit sourire. « Je devrais pouvoir arranger cela. Si vous voulez bien patienter ? »

Les secondes s’écoulèrent donc. Les secondes, pensa Oberg, les minutes, les heures… les jours. Durant lesquels la contagion menaçait de s’étendre.