Un garde lui donna un coup de crosse pour le réveiller.
Oberg s’était approché. Oberg le regardait bien en face. Il se tenait si près que Ng sentait l’haleine édulcorée de l’Américain, chaude et mentholée. Et Ng comprit soudain – en scrutant Oberg depuis sa chaise, mais comme à distance, comme d’un endroit plus haut et plus propre – qu’Oberg n’était que mensonge. Son col amidonné mentait, ses cheveux luisants et de plus en plus rares mentaient, la tension réprimée qui lui palpitait au coin des lèvres trahissait une multitude de mensonges. Oberg était un mensonge vivant.
« Je ne vous ferai aucun mal, promit calmement l’Américain. Vous comprenez ? Je ne suis pas là pour vous faire souffrir. »
Encore un mensonge.
« Je vous connais, murmura Ng.
— Je suis désolé, dit Oberg, je ne vous entends pas.
— Je vous connais. »
Oberg fronça les sourcils.
Ng parla malgré lui. Déversa un flot de vérités dans le vide des mensonges d’Oberg. « Je sais qui vous êtes. » Il ferma les yeux en espérant que le garde ne le frapperait plus. « On a traversé le Rio Branco, dit-il en haletant. Et les villages à l’est du Rio Branco. Au printemps 37, peu après l’offensive d’avril. Vous étiez célèbre. Vous le saviez ? Pour les Vietnamiens, vous étiez une célébrité. » Et Oberg le toucha, à ce moment-là, Oberg prit les longs cheveux de Ng dans la main et lui rejeta la tête contre le dossier de la chaise pour le faire taire. Ng continua toutefois à parler. Comme s’il avait perdu le contrôle de lui-même. « On a fait des choses terribles. On a tué des gens. Des posseiros. Surtout des soldats. En haillons, mais armés, au moins. Cela aurait été si facile de se sentir coupables. On était des machines, vous comprenez, des machines fabriquées pour tuer, mais on pouvait se sentir coupables… c’est arrivé à certains d’entre nous. »
Oberg lui cogna la tête sur le dossier de la chaise et Ng ne douta pas qu’il allait s’évanouir. Il s’en désola, parce que d’une certaine manière, il tirait du plaisir de cette situation : c’était la seule vengeance dont il disposait. Mais Andreazza dit alors dans son anglais prudent : « Nous ne voulons pas le tuer tout de suite, monsieur Oberg », et l’Américain relâcha un peu sa prise.
Ng ouvrit les yeux et, en les plongeant dans ceux d’Oberg, comprit que ce dernier le détestait pour ce qu’il savait. « Nous nous sommes écartés du Rio Branco, raconta-t-il, pour nettoyer après votre passage. Nettoyer les guérillas, cela voulait dire. Sauf que vous aviez laissé un autre genre de saletés. » Le souvenir avait gardé toute sa vivacité et Ng, désormais plongé dedans, se fit plus solennel. « Il y avait des cadavres partout. Femmes et enfants. Ça nous a dégoûtés. Même nous. Ça nous a même dégoûtés, nous. Et bizarrement, on s’est sentis mieux. On était des machines, mais pas des monstres. Vous nous le prouviez. Vous étiez notre consolation. Quoi que nous soyons devenus, il existait pire. » Il regarda Oberg et, des profondeurs de sa chaise, lui sourit. « Vous nous avez fait nous sentir humains. »
Oberg marmonna quelque chose entre ses dents : les mots restèrent inaudibles. Un bonheur sans bornes envahit Ng quelques instants. Il venait de remporter une espèce de victoire. « Ils sont partis depuis longtemps », dit-il. En parlant des Américains. Il se sentit glisser hors de la conscience, mais cela ne posait plus aucun problème. Il avait dit ce qu’il voulait dire. « Vous ne les trouverez pas. C’est trop tard. »
Et il ferma les yeux. Prit de profondes et douloureuses inspirations.
Oberg se tourna vers Andreazza. « Tuez-le, dit-il d’un ton tendu. Tuez ce putain de niakoué.
— En temps voulu », promit Andreazza.
3. La veille de son départ de Pau Seco, Oberg monta dans la soirée sur la colline à gibets où on avait laissé le corps de Ng, pendu au-dessus de la vieille ville, servir d’exemple aux formigas illettrées.
Par cette journée venteuse et couverte, le cadavre pivotait avec impatience au bout de sa corde. Il était boursouflé par la mort, et Oberg ne sentit plus qu’un lien des plus ténus entre cette carcasse et l’homme qui l’avait défié dans la salle d’interrogatoire. Aussi se limita-t-il à un simple murmure de satisfaction… à un frisson de triomphe.
Le Vietnamien avait tenu encore trois jours avant d’avouer, et ses aveux ne servirent à rien. Oberg apprit le nom de la formiga ayant fourni la pierre, mais ce Morelles ou Meirelles avait disparu avec son argent à un endroit où on ne pouvait plus le punir, perdu dans un barrio industriel enfumé. On n’arrivait jamais à retrouver les hommes de ce genre. D’après Ng, Raymond Keller, Byron Ostler et cette Américaine, Teresa Rafaël, avaient gagné Sinop à bord d’une camionnette eletronorte, avant vraisemblablement de disparaître. Vers l’est, soupçonnait Oberg, mais il n’existait aucun moyen de confirmer ce soupçon, sauf s’ils essayaient d’utiliser du crédit ou d’acheter un voyage vers l’extérieur du pays.
En attendant, la traque s’annonçait laborieuse, et il fallait tout d’abord se rendre à Sinop pour y retrouver leur piste, où qu’elle mène. Travail fastidieux et ingrat, mais qu’il était prêt à accomplir.
Cette colline à gibets déserte le mettait mal à l’aise. En regardant le visage mort et hargneux de Ng, il fut saisi d’une peur soudaine que les yeux s’ouvrent d’un coup, que les mâchoires se desserrent, que Ng descende de la potence pour croasser une nouvelle et détestable accusation.
C’était de la folie, bien entendu. Ce que savent les morts, ils le gardent pour eux. Avait dit quelqu’un. Quelqu’un dont il ne se souciait guère de se souvenir.
Mais un vent venu du Mato Grosso fit bouger le cadavre et Oberg frissonna avant de tourner les talons. Dégoûtant, pensa-t-il. Primitif. Ils devraient enterrer les morts. Ils devraient avoir la décence de le faire.
CHAPITRE 13
1. Keller accompagna Byron dans un café donnant sur les quais de l’Amazone, où ils avaient rendez-vous avec un Américain qui pourrait organiser leur sortie du Brésil.
À cet endroit, le fleuve était si large qu’il semblait un océan. Les bateaux amarrés aux quais bordant les flots marron et enflés étaient des navires de haute mer. Keller commanda du tucuxi et regarda un chalutier israélien progresser lentement sur l’horizon, ses radars et panneaux solaires se découpant sur la marge céleste. Le contact de Byron, un ancien combattant aux cheveux courts et aux yeux brillants, comme enfiévrés, arriva avant que le chalutier parvienne au port. Il serra la main de Keller mais tressaillit en entendant Byron l’appeler par son nom, Denny.
« Je croyais que cela devait rester confidentiel », dit-il.
Byron regarda Keller, qui hocha la tête, laissa de l’argent pour le tucuxi et sortit se promener un peu sur les quais.
Il s’appuya à un talus le temps d’observer les dockers brésiliens décharger un bateau de pêche d’une flottille industrielle, dont les cheminées luisantes portait le nom en lettres blanches : espérance. L’espoir, pensa-t-il. Un article dont ils venaient d’épuiser le stock. Plaidant un besoin de solitude, Teresa avait choisi de rester à l’hôtel ; Keller se demandait maintenant s’ils avaient bien fait de l’y laisser.
La pierre de rêve la tentait. Depuis leur arrivée à Belém, une semaine auparavant, il avait observé son manège avec la pierre, nerveuse pirouette d’attraction et de peur. Bien entendu, mieux valait ne pas toucher à la pierre avant d’avoir atteint un lieu plus sûr pour eux. Mais Teresa se sentait attirée par la pierre. Et elle le disait. Peur et attraction. Peur et espérance.