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Il se tourna pour regarder le neurochirurgien, et c’était un mouvement différent, un panoramique froidement professionnel.

Leiberman fronça les sourcils. « Ne me regardez pas fixement. C’est impoli. »

4. Le câblage neural de Keller lui avait été implanté dans une base arrière à Santarém durant le long conflit brésilien. On avait expédié Keller du front au Rondônia par la très disputée route BR-364, dans un état qualifié par les médecins militaires de « dysfonctionnement émotionnel ». Il les avait surpris en leur demandant à devenir Ange.

Chaque unité combattante comptait un Ange dans ses rangs. C’était la règle à l’armée. Dans une section d’infanterie, l’Ange remplissait pour l’essentiel le même rôle qu’une boîte noire, un enregistreur de vol, dans le cockpit d’un avion de ligne commercial – « boîte » était d’ailleurs une des épithètes les plus polies pour désigner un Ange Enregistreur. Byron Ostler, l’Ange de la section de Keller, le lui avait expliqué un jour. Les Anges constituaient en fait l’unité de renseignements ultime, avec leurs enregistrements incontestables des combats, ce qui leur conférait certains privilèges. On les dispensait des travaux physiques les plus pénibles. Au combat, ils se voyaient scrupuleusement défendus par leurs camarades soldats. Ils portaient des vêtements protecteurs spéciaux, et les autres trimballaient leurs provisions à leur place.

Bien entendu, on évitait toute relation sociale avec eux. Mais ils étaient aussi exemptés des difficiles équations du triage : l’usage voulait que les Anges Enregistreurs soient soignés en priorité.

S’ils mouraient, on allait récupérer leurs corps.

Tous ces règlements et coutumes ne se souciaient guère de l’Ange lui-même, seul comptait son câblage neural, sa mémoire AV, sa capacité à rapporter des renseignements exploitables… mais cela ne gênait pas Keller. C’était ça, l’armée.

L’atmosphère à l’hôpital de Santarém était très détendue, avec ses infirmières civiles et ses médecins volontaires. Le bâtiment, de fortune, consistait en une structure à un seul niveau électroniquement interdite aux insectes. Keller avait attendu dans une salle avec vingt inconnus unis par leur peur de l’opération chirurgicale à venir. Ils avaient lu des livres de poche américains ou regardé les bandes dessinées pornographiques portugaises arrivant chaque mardi par cartons entiers de São Paulo. Ils avaient écouté le bourdonnement des transporteurs de troupes et le chuintement blanc de la climatisation, ils avaient joué aux cartes. L’un après l’autre, ils avaient été emmenés sur leur lit à roulettes et ramenés câblés.

Keller connaissait les risques de cette opération chirurgicale. Ils les connaissaient tous. L’armée en pratiquait une douzaine par jour dans diverses installations similaires, mais cela restait dangereux. Forcément, puisqu’on vous modifiait le cerveau. Le cerveau, pensa Keller, est délicat, fragile. On risquait de lui faire perdre quelque chose en le transperçant de filaments. Avant de se porter volontaire pour devenir Ange, Keller avait dérobé et consulté un manuel médical. En théorie, c’était simple : les « filaments » étaient des tissus biosynthétiques vivants, conçus pour croître dans le cerveau sans le gêner, et que leurs tropismes conduiraient au fond du cortex visuel. Automatiquement. Mais le livre donnait aussi la longue et intimidante liste des symptômes en cas d’échec de l’implantation : perte partielle ou totale de la vue, dysphasie, aphasie, désorientation, perte de mémoire, déficience du système limbique, diminution ou troubles de l’affect émotionnel. Il en avait eu les paumes moites. On l’avait toutefois déclaré apte à devenir Ange et, ce qui était optionnel, il s’était porté volontaire.

« C’est difficile, l’avaient prévenu les médecins. Cela ne vient pas tout seul. N’y pensez même pas. Si vous devenez un Ange, il vous faudra cultiver une certaine attitude. Wu-nien. Vous savez ce que cela signifie, monsieur Keller ? Cela signifie que vous êtes une machine. Vous ne pensez pas, vous observez. Vous ne regardez pas ce que vous voulez, vous regardez là où c’est important. Vous êtes une caméra, d’accord ? Vous n’êtes pas là pour faire un travail, vous êtes ce travail. »

Keller l’avait compris à la perfection. Byron lui avait déjà enseigné un peu de zen angélique. Voir sans envie. Le miroir parfait.

« Vous ne serez plus Raymond Keller. Ce que vous voulez, ce dont vous vous souciez, il faut que vous appreniez à l’oublier. Vous êtes une paire d’yeux et d’oreilles. Rien d’autre. »

Il avait trouvé ça plutôt bien.

Cette nuit-là, pour la première fois depuis un mois, il avait dormi d’un sommeil sans rêves. Le lendemain matin, on l’avait emmené en salle d’opérations.

5. De retour dans l’appartement de Grossman, Keller se prépara un léger repas. Il lui fallait perdre quelques kilos, redevenir mince, se dépouiller de Grossman comme d’une peau morte. Après le dîner, il vida le réfrigérateur et les placards de la cuisine dans deux sacs à provisions, qu’il ferma et emporta au bout du couloir jusqu’à l’annihilateur collectif de l’immeuble. La glissière métallique les engloutit dans une bouffée de lumière actinique.

Adieu, Grossman.

Il songea à brûler ses cartes, décida de reporter le rituel. Il lui fallait d’abord appeler Lee Anne.

Une agence de relations sexuelles lui avait fourni celle-ci. Acheter du sexe à crédit était une nouveauté pour lui, mais cela ressemblait à ce que Grossman pourrait faire. Il avait passé avec Lee Anne un contrat temporaire qu’il avait ensuite prolongé.

Elle apparut, toujours aussi impeccable, sur l’écran du téléphone. Comment parvenait-elle à cette perfection quotidienne en prenant une communication inattendue, voilà qui restait un mystère pour lui. Peut-être grâce à une espèce d’amélioration numérique. Elle était superbe d’une manière très contemporaine, avec ses pommettes supprimées, son visage en forme de cœur, ses yeux bleus entre des rayons de mascara orange vif. Elle sourit… heureuse de le voir, ou du moins en donnant professionnellement l’impression.

« Je m’en vais », lui annonça Keller, déjà mal à l’aise avec la personnalité de Grossman, qu’il endossait pour la dernière fois.

« Combien de temps ?

— Longtemps. Je dois rompre le contrat. »

Elle garda le silence une seconde. « Tu aurais dû me prévenir.

— Je suis désolé. Je n’ai pas eu le temps.

— Eh bien. » Elle haussa les épaules en souriant. « J’aurais aimé qu’on puisse continuer. C’était de bons moments. Les meilleurs. »

Elle mentait, mais avec un tel professionnalisme que Keller ressentit une soudaine pointe de regret. Il n’y avait eu entre eux que des gestes et du commerce, mais pendant un instant terrible, Keller ressentit l’irrésistible besoin d’avouer, d’annuler son marché avec Vasquez, de dire à Lee Anne à quel point la solitude lui avait été intolérable ces dix dernières années. Pire : il voulut enfoncer son poing dans l’écran vidéo, toucher Lee Anne d’une manière ou d’une autre par l’intermédiaire de l’enchevêtrement insectoïde des optiques et des câbles.

L’image le laissa tremblant. Il se força à sourire, prit note de ses regrets, et coupa la communication les poings serrés le long du corps.

Wu-nien, pensa Keller en brûlant la dernière de ses cartes.