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Cela tira Teresa vers le bas. Elle hoqueta, prise de peur.

Elle hoqueta. Inquiet, Keller se pencha sur elle.

« Ne la touche pas », avertit Byron.

Mais elle tremblait, recroquevillée autour de la pierre de rêve qu’elle serrait contre elle. Elle souffre, pensa-t-il. Ou bien elle fait un rêve insupportable.

« Laisse-la en sortir, dit Byron. Tu ne peux rien pour elle.

— Cela la fait souffrir.

— Elle en sortira.

— Comment le sais-tu ? » Il se sentit tout près de paniquer. Wu-nien, songea-t-il. Mais l’instinct l’avait déserté. « Ce n’est pas pareil. Elle utilise une pierre d’un nouveau genre.

— C’est elle qui décide. »

Elle frissonna sur le plancher, les paupières serrées. Pour Keller, elle semblait perdue, comme tombée dans un gouffre d’elle-même. Il voulut la secouer.

Byron posa la main sur le bras de Keller pour le retenir. Mais le téléphone sonna soudain. « Laisse faire », dit Byron avant de se détourner. Le moniteur du téléphone avait grillé des années plus tôt : Byron plongea le regard dans un vide carbonisé.

Keller se tourna à nouveau vers Teresa, prit une couverture sur le lit et l’étendit sur la jeune femme, qui ouvrit la bouche et laissa échapper un bref cri d’angoisse.

Les souvenirs, pensa Keller, impuissant.

Il savait ce que cela signifiait. Il aurait pu le lui dire.

Elle vit la fillette.

Elle vit la fillette vivant dans une masure flottante près des lointaines limites des usines marémotrices, hors de vue du continent. Elle savait désormais deux ou trois choses sur la fillette. Des choses qu’elle ne savait pas auparavant.

La petite fille était une gentille petite fille. La petite fille était obéissante. La petite fille vivait avec sa mère et parlait un anglais aussi correct que soigné, et non le patois hispanique de ses camarades. La petite fille avait appris à lire dans une école des Travaux Publics installée dans un entrepôt à grains abandonné qui se dressait sur des pilotis en béton au-dessus du ghetto flottant. La petite fille était gaie et joyeusement inconsciente de sa pauvreté, sauf quand les chèques gouvernementaux ne pouvaient être encaissés et durant la fermeture des machines bancaires après les émeutes. Dans ces cas-là, elle souffrait de la faim. Elle avait peur et se montrait irritable. Mais la nourriture finissait par arriver, aussi apprit-elle avec le temps à supporter même ces brèves périodes de famine : elle était persuadée qu’elles ne dureraient pas.

Elle tirait fierté de sa gentillesse d’une manière qui offensait parfois ses amies, et devint de plus en plus circonspecte. Mais elle savait, sans pour autant le formuler en pensée, que ce n’était pas une gentillesse pharisaïque ou triomphante, que les aptitudes encouragées chez elle par sa mère servaient en réalité à survivre, la survie n’étant en aucun cas garantie. Elle avait vu s’user ses amies. Nombre d’entre elles avaient succombé à une maladie, ou été renvoyées dans des orphelinats, ou tout simplement déménagé, sort qu’elle assimilait à la mort car la notion de monde plus vaste lui échappait. Elle acceptait ces vérités avec une résignation uniquement accessible aux plus jeunes, et consentait au régime maternel d’éducation et de vertu prudente. Elle était une gentille petite fille.

Pour nombre des mêmes raisons, ne pas avoir de père ne lui semblait pas étrange. Elle en avait eu un autrefois. Sa mère le lui avait dit. Un homme sage et courageux mort en essayant de leur faire franchir la frontière mexicaine alors que la fillette était encore tout bébé. Ils comptaient parmi les gens respectables, au Mexique. Son père était avocat. Les purges lancées par Aguilar au cours des années 30 considéraient tout membre du barreau comme un ennemi. Aussi avait-il fallu s’enfuir, mais Aguilar manifestant une amitié inébranlable aux États-Unis, la frontière restait fermée même pour de respectables avocats et leurs familles. Ils la franchirent clandestinement avec trente autres hommes et femmes en haillons, bravant le désert, les barbelés, les détecteurs infrarouges, la surveillance satellite et le large no man’s land qui séparait les deux nations souveraines. La fillette n’en gardait aucun souvenir, mais on lui avait raconté l’histoire à de multiples reprises : c’était une espèce de légende, une courageuse et intimidante mythologie. Nombre de réfugiés s’étaient vus hachés par les balles des systèmes automatiques. Dont son père. Sa mère ramassa son enfant et continua sa progression, trop effrayée ne serait-ce que pour le chagrin. (Le chagrin, sous-entendait-on, était venu plus tard.) Beaucoup d’autres membres de leur groupe avaient été arrêtés et expulsés, quelques-uns s’étaient échappés dans les vastes ghettos hispaniques qui se serraient sur les clôtures de la frontière. Sa mère et elle avaient eu la chance de figurer parmi cette minorité.

Elles n’avaient pas assez d’argent pour recommencer leur vie en tant qu’Américaines – pour se payer les papiers au marché noir permanent – mais suffisamment pour acheter un passage jusque dans les Flottes, où les règles ne s’appliquaient provisoirement plus et où elles pourraient vivre, au moins, cette existence de compromis, une existence dans l’ombre, en rien légale, mais que ne pourraient plus atteindre les caprices du régime Aguilar.

Elle ne se souvenait plus de son père sinon par l’intermédiaire de ces histoires, aussi à aucun moment son absence ne lui parut-elle étrange, jusqu’au jour où sa mère ramena un nouvel homme à la maison.

Elle avait alors dix ans, et elle fut indignée. Elle lut la culpabilité dans les yeux de sa mère, ce qui la mit en colère et l’effraya. Elle était trop jeune pour comprendre le conflit de fidélité chez les adultes, leur peur du vieillissement et de la mort. Elle était juste assez âgée pour se sentir trahie. Elle ne méritait pas cela. Elle était une gentille fille.

Elle détesta l’homme au premier regard. Il s’appelait Carlos et travaillait au quai de chargement sur lequel il arrivait à sa mère de décrocher quelques emplois intérimaires. Lorsqu’il fit sa connaissance, Carlos se pencha, posa son immense main sur son épaule et lui raconta avoir rencontré sa mère au boulot. « C’est une bonne travailleuse », dit Carlos. Il se redressa avec un sourire obscène et écrasa sa main ouverte sur le postérieur de sa mère. « Hein ? Elle fait ce qu’on lui dit. »

La fillette fut écœurée par cette soudaine vision de sa mère en tant qu’entité séparée, femme adulte ayant une vie personnelle cachée. Elle resta figée sans rien dire, le visage soigneusement neutre, se tenant d’une main à la table de la cuisine. Intérieurement, elle bouillait. Tout lui semblait soudain sordide. Elle avait conscience des dalles écaillées sous ses pieds, du délabrement de la baraque flottante dans laquelle elles vivaient. Des haricots chauffaient sur la cuisinière ; un arôme fétide et enfumé emplissait la minuscule pièce. Et Carlos continuait à lui sourire, les larges pores de son visage irradiant la sueur et le manque de sincérité. Il avait des dents ébréchées et vulpines, son haleine sentait la nourriture avariée.

Ce n’était pas un avocat.

Il emménagea. On ne demanda pas son avis à la fillette. Il emménagea, encombrant la cabane de sa présence néfaste. Il occupe plus d’espace, pensa la petite fille, que n’importe quel homme ordinaire. Il se cognait dans les objets. Il buvait, mais raisonnablement, au début. Ses énormes mains se déplaçaient sur la mère de la fille avec une familiarité agressive qui ne recevait ni résistance ni encouragement. La fine paroi séparant les deux pièces ne dissimulait rien de ce qui se passait au cours de la nuit : du sexe, pensa la petite fille, une confusion de grognements et de gémissements, indicible. Lorsque cela se produisait, elle se cachait le visage et se bouchait les oreilles. Au matin, Carlos lui souriait. « Bien dormi, petite ? On n’a pas fait trop de bruit ? » lui chuchotait-il avant d’éclater d’un terrible rire secret venu du fond de la gorge.