Выбрать главу

Mais il ne pouvait s’empêcher de penser à ce que Megan lui avait raconté cette nuit-là dans sa couchette. « Par ici, Ray, c’est facile de faire des choses dont on n’est pas fier. »

Jamais personne d’autre ne lui en avait raconté autant. « Par ici », avait-elle dit. Comme si c’était un nom d’endroit. Par ici. Un mystère. Personne n’en parlait, mais c’était le centre de leurs vies à tous. On les avait entraînés dans ce but, ils en rêvaient, Keller se voyait rappeler dix fois par jour qu’il était, sur ce critère ultime, puceau. Aussi se posait-il toutes les questions idiotes, évidentes et interdites. Serai-je courageux ? Cela fera-t-il mal ? Vais-je mourir ?

Mais la patrouille touchait à sa fin et Keller avait commencé à croire qu’il n’obtiendrait pas ce jour-là les réponses à ces questions. Et il se trouvait aux prises avec ce curieux mélange de gratitude et de déception lorsque ses craintes se matérialisèrent… lorsque leur section tomba dans une embuscade.

Ils traversaient un champ de manioc près d’une route très disputée, la BR-364, avançant en formation dispersée derrière le soldat de pointe, Hooper, dix-neuf ans. Hooper était chargé d’extenseurs sensoriels et d’un casque à affichage tête haute avec lesquels il ressemblait (pour Byron) à un cafard dressé sur ses pattes arrière. Hooper aurait dû les prévenir. Mais il flemmardait. À la lueur de la première explosion, Keller le vit qui tripotait ses contrôles de bras… peut-être pour essayer de faire le point sur une image suspecte, mais plus vraisemblablement juste pour jouer avec l’affichage, rendre le ciel violet ou une connerie du même acabit. On vous mettait en garde contre cela, pendant les classes. Ne jouez pas. C’était la base. Au moment de l’attaque, la première réaction de Keller fut donc un accès de colère à l’encontre de son camarade. Hooper ! pensa-t-il. Hooper, pauvre con !

L’onde de choc le jeta à terre.

Suivirent des moments hors du temps. La chance avait voulu qu’il tombe dans un cratère d’obus de la même largeur que son corps. Cela lui fournit un peu de protection contre le tir de barrage jaillissant des bois. Keller roula à temps sur le ventre pour voir un fil atteindre Logan, un Spec/4 noir. Le choc permit à Keller d’observer avec détachement : on aurait dit que Logan venait de marcher dans une grêle de lames de rasoir. Couvert de sang, il s’effondrait comme un arbre. Taillé en de trop nombreuses pièces pour produire le moindre bruit, il tomba en silence.

Mon Dieu, pensa Keller.

Il dégagea son fusil, enfoui sous lui dans la boue, en s’efforçant de ne pas paniquer, en voulant la protection de son arme, mais aucune cible évidente ne lui apparaissait, il ne voyait que les arbres au loin et le ruban vide de la route dans l’atmosphère immobilisée par l’approche du crépuscule. Dans cette brève accalmie, Keller entendit leur officier crier des ordres incohérents quelque part sur la gauche, cris qui devinrent hurlements. Il avança en rampant jusqu’à pouvoir scruter une portion du champ. Tout le monde était à terre, intact ou taillé en pièces. Hooper à terre. L’officier à terre, perdant son sang. À quelques mètres de là, vaguement protégé par une souche, le radio appelait en staccato de l’aide et une couverture aérienne. Avec un vertigineux mélange de répugnance et de sentiment d’urgence, Keller se força à chercher Meg.

Ses yeux s’attardèrent une seconde sur Byron Ostler, l’Ange de la section qui, intact, à terre, enregistrait méthodiquement la scène. En le regardant, Keller ressentit une microseconde de jalousie. Il est en plein dedans, pensa Keller, il est plongé dans une espèce de sous-programme neurologique, à des kilomètres de la peur. Le zen des Anges. La partie pensante de sa personnalité s’est refermée comme une noix. Ça doit être bien.

Tout cela en un clin d’œil.

Il trouva alors Meg. Avant l’embuscade, elle marchait sur la gauche quelques mètres derrière lui. Il dut tendre le cou pour la trouver. Et quand il l’eut repérée, il le regretta.

Elle avait été touchée.

Horreur vertigineuse, affolante. Keller en resta l’esprit vide… sans savoir vraiment, une seconde durant, ce qu’il regardait.

Un fil avait atteint les jambes de Meg, désormais réduites, au-dessous du genou, en horribles confettis rouges. Elle ne pouvait pas marcher. Elle ne pouvait pas se lever. Elle se trouvait à découvert, sur le vide sillonné du champ de manioc. Et elle était vivante.

Elle lui adressait des signes. Elle tendait la main. Ray, avait-elle l’air de dire. Elle voulait qu’il la tire dans le cratère avec lui, à un endroit où, peut-être, elle serait en sécurité, elle pourrait survivre jusqu’à l’arrivée d’une unité d’évacuation sanitaire. Il cligna des yeux en la regardant. Elle tendait sa main ensanglantée vers lui, le regard ardent, terrifiant. Il se traîna vers elle, allongea le bras vers elle. Quand quelqu’un souffre, pensa-t-il, on l’aide. C’était aussi simple que cela.

Mais un second tir de barrage commença alors, le sinistre couinement aigu des armes à monofilament précédant de quelques secondes la violente secousse des bombes à fragmentation, et Keller se figea. La terreur qui s’empara de lui était quelque chose de nouveau. Il l’imagina miroir de la peur dans le regard de Meg. Il entendit hurler malgré le vacarme des explosions et comprit aussitôt que ses propres hurlements seraient identiques, imagina la terreur libérée de sa gorge en un de ces longs braillements bestiaux, les dernières protections contre la folie mises à mal par l’assaut de la douleur et de la mort. Il entendit vrombir les shrapnels au-dessus de sa tête et retira la main.

Je vais mourir, pensa-t-il. Pensée empreinte d’une logique froide et implacable. Si je me hisse pour attraper Meg, je vais mourir. Tout cela était calculable : impact, détonation, vélocité, vitesse, poids ; Dieu, songea-t-il, était une sorte de mathématicien annonçant ces jolis calculs.

Cela n’aurait pu être qu’un instant de doute. Plus tard, il se dirait qu’il avait vraiment voulu l’aider, qu’il était juste secoué par les explosions, piégé par une indécision de très courte durée…

Mais elle mourut pendant qu’il hésitait. Un tir de barrage la trouva, les monofilaments lui dépecèrent le ventre. L’impact la prit et elle bougea dans la balistique familière, soulevée et rejetée en arrière. Il vit ses plaques d’identité tournoyer dans l’air en ébullition, leurs chaînes sectionnées. Il vit Meg s’affaler mollement dans les hautes herbes.

Un mouvement simple mais grave. Cela signifie, se dit Keller, qu’elle vient d’entrer dans les mathématiques des choses inanimées.

Il comprenait la mort. Les gens mouraient tout le temps. Et surtout au combat : c’était dans la nature des choses. Dommage, pensa-t-il, mais cela arrive.

Sauf qu’il l’avait aimée.

Sauf que les personnes qui vous sont chères meurent aussi. Il avait compris très jeune la mort. À seulement sept ans, il avait vu sa mère allongée dans un cercueil et compris alors que, même si elle semblait simplement plongée dans un sommeil particulièrement profond et troublé, elle ne se réveillerait jamais. Elle ne respirerait plus jamais, ses yeux ne s’ouvriraient plus jamais. Telle était la mort, substantielle, juste devant lui.

Quelques années plus tard, au décès de son père, Keller était assez âgé pour trouver un emploi et conserver l’appartement au-dessus de l’atelier. Il garda méticuleusement tout en place. S’accrochant à une illusion de normalité. C’était un autre moyen de se voiler la face, de subvenir le fléau du chagrin ; c’était une habitude, et il l’avait acquise tôt.