Après la mort de Meg, avec sa propre complicité muette, Keller en vint donc à comprendre Byron, l’Ange, l’Œil. « Tu as vu », l’accusa Keller quelques jours plus tard dans un moment d’ivresse.
Mais Byron secoua la tête. « C’est la foutue machine qui voit, Ray. Moi, je n’ai rien vu du tout. »
Mon Dieu, pensa Keller. Cela doit être le paradis.
Plus tard, il voulut accéder aux enregistrements, évaluer sa propre culpabilité, considérer la chose plus ou moins objectivement. Il remplit deux demandes officielles, qui furent l’une comme l’autre rejetées : les enregistrements étaient passés dans les archives limbiques de l’Évaluation des Renseignements, nettement hors de portée de mortels tels que lui.
Il se porta volontaire pour devenir Ange. Il apprit le wu-nien. Il apprit avec sérieux, il prenait son câblage au sérieux. Il finit par être assigné à une patrouille nautique surveillant les eaux tranquilles du Rio Negro, et acheva son service sans assister à un autre coup de feu.
Cela n’avait pas d’importance. Il était désormais un bon Ange, un Ange sérieux. Ce qui avait été une habitude était devenu un mode de vie.
Tout cela avec beaucoup de clarté, comprimé en un instant.
La main de Teresa s’ouvrit.
La pierre de rêve tomba sur la moquette de la chambre d’hôtel à Belém.
Clignant des yeux, le souffle coupé, Keller roula à l’écart de la jeune femme.
Mais il était venu pour cela. Il n’en doutait plus. Cette résurrection : elle lui trottait dans la tête depuis que Byron avait prononcé le mot « Brésil ». Il avait pensé à Megan Lindsey. Il n’avait jamais cessé de penser à elle.
Teresa se redressa, endolorie, terrifiée. Pivotant sur sa chaise, Byron s’écarta du téléphone.
Je suis venu ici pour Meg, pensa Keller. Comme pour y trouver des réponses. (Il n’y en avait aucune.) Comme si la boue placide le long de la BR-364 pouvait produire une épiphanie après tant d’années. Comme si Meg pouvait ressortir de terre et lui pardonner.
Des pensées stupides, à peine formulées, idiotes.
Teresa le regardait. Ses lèvres formèrent silencieusement les mots : Je suis désolée.
Keller détourna les yeux.
« C’était Denny », annonça Byron.
Ils le regardèrent.
« Au téléphone, précisa Byron. Il s’est arrangé. Il nous a trouvé un vol pour quitter le pays. Il dit que… Nom de Dieu, mais qu’est-ce qu’il vous est arrivé ? »
CHAPITRE 15
Ils sont passés par là, pensa Oberg.
Il n’y avait plus personne dans la chambre d’hôtel de Belém. Les fenêtres en étaient ouvertes, les rideaux jaunis aussi. Oberg avait intimidé la police locale qui, à son tour, avait intimidé la communauté américaine expatriée, processus grâce auquel Oberg se retrouvait là, dans une chambre vide. Mais pas vide depuis longtemps.
Le temps avait constitué son seul véritable ennemi. C’était un long voyage, par les voies d’autobus, entre Pau Seco et cette bruyante ville de pêcheurs sur l’Amazone. Mais ils étaient passés par là. Il le savait.
Il se tut, concentré sur sa sensibilité.
C’était plus subtil qu’une odeur. Cela existait sous la puanteur du Ver-o-Peso et les vieilles poussières de l’hôtel. C’est la trace, pensa Oberg, de l’onirolithe lui-même, cette étrangeté qui flotte dans l’air. La trace d’autres mondes.
Il savait aussi où ils étaient partis.
Un franc-tireur, l’avait appelé le Chef de poste brésilien. Peut-être, pensa Oberg. Peut-être suis-je bel et bien un électron libre. Mais pas totalement dépourvu de cible.
Wyskopf, le Chef de poste de l’ambassade américaine à Brasilia, était un diplômé d’Harvard en sciences politiques gras et pesant qu’Oberg avait contacté par téléphone à son arrivée à Belém, plus d’une semaine après la date prévue. Cela mit Wyskopf en colère, qui lui ordonna de rentrer.
« Je n’en ai pas fini ici, expliqua Oberg dans l’œil du téléphone. Je suis tout près. »
Il aurait pu jouer l’apaisement, mais le long voyage depuis Pau Seco l’avait trop fatigué pour qu’il se montre diplomate avec Wyskopf. À quoi sert un travail, pensa-t-il, si on ne le mène pas à bien ? Cela devrait relever du bon sens.
Wyskopf soupira. Il communiqua son immense patience par mille cinq cents kilomètres de fibre optique. « Nous travaillons pour les mêmes personnes, dit-il. Je suis de votre côté, d’accord ? Mais voyez cela de manière plus générale. On ne peut pas consacrer des ressources infinies à cette tâche.
— Vous voulez laisser tomber ?
— Pas tout à fait », dit Wyskopf, et Oberg sursauta en comprenant soudain qu’ils voulaient bel et bien laisser tomber, que Wyskopf cherchait un moyen indolore de le lui annoncer. Mon Dieu, pensa-t-il, ils ne comprennent toujours pas !
« Vous commettez une erreur, affirma-t-il.
— Ne me dites pas ça. Ne me dites pas comment faire mon travail. » Un instant de silence, puis un nouveau soupir. « Ce n’est pas moi qui décide. J’ai reçu un coup de téléphone. On vous ordonne de rentrer. Voilà tout. »
Oberg ferma les yeux. Trois jours sur la route, trois jours sans guère dormir. Il ressentit une espèce de détachement éblouissant. Tout cela, c’était du baratin, du baratin sans la moindre importance. L’ignorance de Wyskopf le blessait, et il lui en fit part.
« J’ai consulté votre profil psychologique, répondit Wyskopf. J’aurais pu prévoir cela. Vous êtes d’une nature obsessionnelle et vous souffrez d’un complexe d’évitement gros comme une maison. J’ai tout un tas de plaintes sur mon bureau : la SUDAM, l’armée, et une demi-douzaine de fonctionnaires civils. Cela a été une erreur de vous envoyer ici, et j’en ferai part à ceux qui me demanderont mon opinion. La dernière chose dont ce bureau ait besoin, c’est d’un putain de franc-tireur dans le coin. » Il se pencha vers la caméra. « Refusez mon ordre direct de rentrer. Rendez-moi ce service.
— Vous ne comprenez pas. La pierre…
— La pierre a disparu ! Il est temps de l’admettre, vous ne croyez pas ? Tout le monde la pense invendable au marché noir, de toute manière : comme drogue, elle est affreuse. C’est une drogue qui procure l’horreur. Laissez-la tranquille. Laissez-la tranquille et il y a de bonnes chances qu’elle disparaisse quelque part dans les Flottes. Entre-temps, nous renforcerons la sécurité à Pau Seco et dans les installations de recherche. Une fuite finit toujours par se produire, c’est inévitable, mais nous garderons alors l’avantage en recherche fondamentale.
— Il n’y a pas que ça. Il…
— Je ne veux pas en discuter. C’est le principe. Vous comprenez, monsieur Oberg ? On vous donne l’ordre de quitter le terrain et de rentrer. Je vous veux demain matin dans mon bureau, avec des excuses. »
Oberg en fut stupéfait. « Je ne peux pas.
— Vous refusez ? demanda Wyskopf avec désormais un certain plaisir dans la voix.
— Oui, dit Oberg, d’accord, et puis merde, oui, je refuse. Mais vous ne comprenez pas. Vous…
— Rien à foutre », dit Wyskopf.
L’écran s’éteignit.
Personne ne comprenait.
Il alla dans un bar, se rassasia d’un plat de feijoada, but et joua sans un mot au billard contre trois pêcheurs souriants. Il gagna de l’argent que, continuant à boire, il reperdit. Je me balade tout seul de nuit dans une ruelle étroite, pensa-t-il : je suis un soldat, un ancien combattant, un patriote, et je me suis davantage approché de cette chose que n’importe lequel de ces arrivistes des agences fédérales.