Il reprit son souffle tandis que les assistants écartaient Tavitch et le corridor redevint net autour de lui. Un cauchemar, pensa-t-il désespérément. Mais Tavitch baissa les yeux vers lui avec un terrible regard entendu.
« Vous et moi, dit Tavitch. Vous et moi. »
Oberg vomit dans le couloir.
Il divorça des Agences avec méthode. Il retira une grosse somme d’argent sur un compte de l’Agence à Belém avant qu’ils puissent annuler son crédit. Il avait de l’argent à lui dans des comptes secrets au pays.
Il n’en voulait pas à Wyskopf ni aux personnes qu’il représentait. Leur naïveté était inévitable, il l’associa à leur « bosse de compassion ». Ils confondaient son inquiétude avec de l’obsession, mais ils se trompaient. La connexion était plus subtile. Oberg était un agressif latent, Propriété de Dieu, pas entièrement humain. Comme la pierre elle-même, il se trouvait à l’écart de la nature humaine. Il en avait par conséquent une compréhension plus subtile, plus complète.
Il avait découvert quelques informations sur ces gens. Teresa Rafaël, Byron Ostler et Raymond Keller. Il savait à quoi ils ressemblaient. Il savait l’itinéraire qu’ils avaient emprunté. Plus important, il connaissait leur destination.
Il prit un vol du matin. Il trouva agréable de voir l’Amazone distancée, dissimulée par les nuages, de s’élever sans effort dans la lumière du soleil, d’avancer en spirale vers l’est puis le nord, de rompre les amarres avec le passé, avec les Agences, un franc-tireur, purifié dans son but, et traquant, pensa-t-il, une cible précise.
SECONDE PARTIE
MURMURES DE L’ANCIEN MONDE
CHAPITRE 16
1. Teresa n’aurait pas été en sécurité s’il l’avait ramenée dans son studio près des usines marémotrices, aussi Byron trouva-t-il un minuscule balsa au fond des Flottes et dépensa-t-il le reste de son argent brésilien pour en payer le loyer.
Cet endroit lui plaisait. Seules les hauteurs de San Gabriel au loin lui rappelaient l’existence du continent, seuls les brises salées et le brouillard matinal lui rappelaient celle de l’océan. Sans eux, cela aurait pu être n’importe quel confluent du bois et de l’eau, avec des maisons en carton sur les fondations des pontons, des passerelles oscillantes, des lanternes vénitiennes, des moulins à vent tournant comme des fouets à cuisine devant le ciel. À l’est, un canal marchand permettait de s’approvisionner en œufs et légumes frais. La population, cosmopolite, comptait peut-être davantage de Latinos et de natifs des Indes orientales. Il y avait quelques emplois corrects disponibles sur les quais derrière l’usine marémotrice et la violence restait modérée. Un bon endroit, pensa Byron.
Il l’appréciait davantage qu’il ne l’aurait dû. L’endroit l’apaisait, ce qui était dangereux. Il lui fallait désormais penser à l’avenir… pour le bien de Teresa aussi bien que pour le sien.
Elle n’était pas en sécurité, ici. Plus terrifiant, elle pouvait bien ne l’être nulle part.
Il pensa à elle sur la promenade qui, longeant le canal, passait entre les vieilles baraques flottantes dressées comme des échassiers au-dessus de l’eau. Il pensa à Teresa.
Elle se livrait très peu. Il trouvait blessante cette manière de se dissimuler à lui. Depuis sa transe avec la pierre, à Belém, elle restait distante, subtilement éteinte, et se détournait quand il la touchait. Elle posait souvent les yeux sur Keller, mais celui-ci se montrait tout aussi distant, comme si une électricité bizarre les avait mis dans des spins opposés. Quelque chose a passé entre eux ce jour-là, songea-t-il, dans cette chambre d’hôtel donnant sur le Vero-Peso. Une intimité trop affreuse à supporter.
Dont la douleur crevait les yeux.
Elle s’accrochait toutefois à l’onirolithe. Elle l’avait à nouveau dissimulé dans son bagage à main et le gardait désormais caché dans une commode de l’Armée du Salut au fond du balsa. Gage de quelque chose. De son passé, de son avenir.
Byron en était venu à détester la pierre.
Il la détestait pour la tristesse qu’elle créait en Teresa, et il la détestait en tant que témoignage de son propre passé. Il avait connu des périodes où sa vie lui avait semblé une longue crise de somnambulisme. Tiré par la conscription d’un centre de formation professionnelle du Midwest, il s’était porté volontaire pour effectuer son service comme Ange. Les psys du service de santé l’avaient estimé « apte à la tâche ». Et peut-être avaient-ils raison, peut-être y était-il apte. Peut-être cela expliquait-il pourquoi, une fois son service terminé, il avait choisi de se faire enlever sa prise. Avec le sentiment que c’était trop facile, d’une certaine manière, qu’il aurait pu continuer à traverser tant bien que mal la vie dans un agréable brouillard de wu-nien – comme Keller – ou, pire, finir avec une puce-plaisir enfoncée dans la prise. Il était venu dans les Flottes avec deux compagnons d’armes sous la tutelle d’un ancien officier appelé Trujillo cherchant de l’aide pour monter un laboratoire clandestin. Byron se retira au dernier moment : il ne se voyait pas synthétiser des enképhalines et de fausses adénosines pour une population de drogués amochés. Les pierres de rêve l’attiraient, par contre, parce qu’en comparaison elles semblaient saines, et parce qu’elles avaient du succès auprès des artistes dont la présence commençait à se faire sentir dans les Flottes. Il contacta Cruz Wexler, qui l’aida à se lancer. Un travail simple et lucratif qui, néanmoins, finit par lui peser sur la conscience. Il apprit à respecter l’étrangeté des oniros. Ils possédaient un pouvoir curatif, et peut-être un autre plus énigmatique. Il en vint à se demander s’il était bien sage de les vendre comme un banal remontant aux continentaux aisés qui venaient tous les samedis soirs dans les clubs les moins sauvages des Flottes.
Achetez une pierre de rêve à l’ancien combattant Ange : c’était audacieux et de bon ton. Il entendait son nom dans les conversations. « Il a sans doute perdu ses couilles à la guerre », dit l’un de ses clients. Et le plus épouvantable, s’aperçut-il, était que l’homme pouvait bien avoir raison, sa vie dans les Flottes pouvait bien être une variation supplémentaire sur le thème du wu-nien, une espèce de castration. D’une certaine manière, importante, il avait été châtré.
Teresa lui permit de retrouver le monde.
Il ne l’avait pas choisie consciemment pour ce rôle, mais il ne s’agissait pas non plus d’une pure coïncidence. Plutôt d’une espèce de mélange des deux. Elle se présenta un jour à sa porte parce qu’elle avait besoin de lui ; il était tombé amoureux d’elle parce qu’il avait besoin de tomber amoureux.
Il n’avait pas été un seul instant question d’indifférence. Une télégraphie dans la forme du visage ou la couleur des yeux de Teresa avait communiqué son besoin à Byron. Elle était décharnée, malade, lui était un Ange démobilisé, une parodie d’ancien combattant. Cela aurait pu être comique. Mais il s’occupa d’elle.
Sauf qu’elle mourait.
La pierre lui sauva la vie, ce qui était bien ; il ne se demanda que longtemps après s’il n’avait pas simplement retardé l’inévitable. Elle voulait vraiment mourir. Il le comprit. Elle se punissait pour un péché qu’elle ne pouvait se rappeler consciemment, une énormité enfouie, égarée dans le traumatisme de l’incendie. Mais il y avait aussi d’autres forces, et il ne doutait pas d’avoir réveillé l’une d’entre elles : une étincelle de résistance, son désir rebelle de vivre. Comme s’il existait deux Teresa entremêlées, chacune s’employant à subvenir et tromper l’autre : la mort trompée pour devenir vie, la vie trompée pour devenir mort.