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Dans tout cela, l’onirolithe restait un mystère, une canalisation entre deux fractions d’elle-même, indispensable mais dangereuse. Il avait eu peur de la pierre des profondeurs parce qu’elle menaçait un équilibre délicat, ce qu’elle avait bel et bien semblé faire : l’étincelle en Teresa était désormais presque éteinte.

Il n’y avait donc rien d’autre à faire que trouver cet endroit pour qu’elle s’y cache, une cabane de ponton dans les Flottes où elle serait au moins à l’abri des Agences. Peut-être arriverait-elle à en sortir. C’est ce qu’il se dit.

Mais ce qui le mettait en colère – une colère vaste et profonde qu’il doutait de pouvoir contrôler plus longtemps –, c’était la froideur manifestée par Keller vis-à-vis de Teresa.

Keller qu’elle aimait. Keller qui aurait pu la sauver.

Keller qui voulait retourner sur le continent.

Il le rencontra devant un étal du marché et ils longèrent l’usine marémotrice dans un silence gêné. « Je n’ai plus rien à faire ici, finit par dire Keller. Tu dois bien t’en rendre compte, maintenant.

— Elle a besoin de toi », se contenta de répondre Byron.

Il suivit le regard de Keller qui se perdait au-delà de la promenade et du mur lisse du barrage. Là-bas, sur la ligne bien droite de l’horizon, un pétrolier thaï semblait immobile. Les mouettes tourbillonnaient au-dessus de leurs têtes. « Je ne peux rien faire pour elle.

— Tu lui dois d’essayer. »

Il secoua la tête. « Je ne lui dois rien du tout. »

Une espèce de savoir secret passait dans son regard. Byron se sentit en colère, exclu, impuissant. Il reconnut l’attitude distante de Keller : c’était le Palais des Glaces, les instincts d’Ange, une vacance glacée et délibérée de l’âme. « J’ai un travail à accomplir, annonça Keller.

— Rien à foutre. » Ils avancèrent de quelques pas, sans rien dire, enveloppés par cette colère. « Retourner là-bas pourrait être dangereux pour toi, finit-il par ajouter. Les Agences pourraient te retrouver.

— Je télécharge, je fais tout passer par un processeur d’image, je détruis l’enregistrement mémoriel original. Même s’ils me trouvent, il n’y a rien qui puisse servir de preuve. Rien qu’ils puissent utiliser contre elle.

— Tu tiens tant que ça à elle ? »

La question sembla troubler Keller, qui ne répondit pas.

« Si tu tenais à elle, insista Byron, tu resterais.

— Je ne peux pas.

— Alors quoi ? Un nouveau nom ? Un nouveau travail quelque part ? »

Il haussa les épaules.

« Tu le lui dis toi-même, fit Byron avec lassitude.

Laisse-moi en dehors de ça. C’est toi qui lui annonces que tu pars.

— D’accord », répondit Keller.

2. Elle regardait la télé au fond de la cabane flottante.

Keller jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. C’était un feuilleton sentimental scandinave, un programme satellite rediffusé par le Réseau. Mais Teresa ne regardait pas vraiment. Ses yeux ne fixaient pas l’écran. Elle les leva vers lui et ils se retrouvèrent un instant seuls dans le silence de la petite pièce dont le sol montait et descendait sous l’effet de la houle. « Tu t’en vas », dit-elle.

Cela l’étonna. Mais elle avait pu deviner. Cela n’avait rien de surprenant. L’évidence des petits silences, des regards évités, des mains non touchées. Par un acte de volonté, il se fit distant. « J’ai du travail », dit-il.

Elle sourit vaguement. « Télécharger des souvenirs ? »

Il hocha la tête.

« Et ensuite, dit-elle, ils deviennent de la vidéo. Pas vrai ? Tu n’as plus besoin de vivre avec eux. » Elle se leva, se passa la main dans les cheveux. « Tu reviendras ? »

La question le gêna. Sans doute pas. Une partie de lui tenait désespérément à ne plus jamais revenir, à ne plus jamais la revoir. Mais il n’était pas entièrement dépourvu d’adhyasa, de puissantes et traîtresses impulsions. « Je n’en sais rien. »

Elle hocha la tête, comme pour dire : d’accord, oui, merci d’être honnête, en tout cas. Elle tendit la main, il la prit dans la sienne. Mais lorsqu’il voulut se détourner, elle ne le lâcha pas. Elle le regardait avec intensité et le serrait avec une force douloureuse. « Ça n’a aucune importance, dit-elle farouchement. Tout ce qui s’est passé n’a pas d’importance pour moi. Ce qui s’est passé avec Meg… n’a pas d’importance. »

Il se dégagea. Un instant, il voulut la croire, accepter ce qu’elle lui offrait. Mais elle n’avait pas le pouvoir de pardonner.

Elle savait. Et c’était insupportable.

« Ça n’a pas d’importance. » Elle le suivit à la porte. « Souviens-t’en, Ray. Fais-le pour moi, s’il te plaît. Souviens-t’en, c’est tout. »

3. Il se rendit en bateau-taxi à l’autre bout du canal marchand, là où les grandes clôtures en grillage marquaient le continent. Le temps qu’il retrouve sa voiture – restée le mois entier dans un garage sécurisé –, la nuit était tombée. Les routes d’accès à la zone urbaine étaient bondées, l’autoradio déversait des rondos de musique vibrante, musclée et sinistre. La ville, fleuve de lumière et de béton, allait de la frontière mexicaine jusqu’aux banlieues aqueduc desséchées, de l’océan au désert ; il se dit qu’il aurait dû trouver cela intimidant, après le Brésil. Ce n’était pas le cas. Cela le grisait.

Dans ces canyons nocturnes, il n’était qu’un élément de la multitude, enfin anonyme : il pouvait perdre sa culpabilité, ses souvenirs, son passé, lui-même.

CHAPITRE 17

1. Un bateau-taxi thaï conduisit Oberg au studio vide près de l’usine marémotrice.

C’était un balsa impressionnant, vers lequel Oberg leva les yeux du minuscule quai de canal prenant appui sur la passerelle flottante. « Elle vit ici ? demanda-t-il.

— Vivait, répondit laconiquement le chauffeur. Elle y vit peut-être encore. Mais je ne l’ai pas vue depuis un moment. » Il attendit d’une manière ostentatoire. Oberg lui fourra quelques coupures passées dans la main et l’homme hocha la tête avant de s’éloigner dans le ronronnement de son moteur.

Une fois seul, Oberg grimpa un escalier de béton moussu et força tranquillement la porte.

Il y avait de la poussière à l’intérieur.

Il s’y attendait. Ils ne seraient pas revenus là. Pas si bêtes. Retrouver la trace de Teresa ne lui avait pas posé la moindre difficulté : elle connaissait des dizaines de personnes parmi les marchands d’art du continent et dans les galeries de l’autoroute côtière.

Au dire de tous, c’était une femme aux habitudes prévisibles.

Elle n’était donc pas revenue chez elle, et si cela n’étonnait pas Oberg, il restait toutefois convaincu de deux choses : qu’elle avait trouvé refuge quelque part dans les Flottes, et qu’il la retrouverait – c’était à peu près inéluctable.

Ce qu’il cherchait là, dans cette retraite fermée en bambou vert qu’elle avait habitée, relevait autant du domaine mystique que du domaine pratique : une notion de sa présence, un gage de sa vie.