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Son entraînement d’Ange avait contenu des bribes de zen. Altruisme, absence de peur, concentration. Son sergent instructeur, un Roshi de l’école Rinzai, avait parlé des Trois Piliers : une grande foi, un grand doute, une grande persévérance. Ils mettaient l’esprit de côté. Chacun se montrait très solennel. Ils croyaient – Keller croyait – que cela pouvait être vrai, que le satori pouvait se tapir, mystérieuse illumination, parmi les bayous et les îles pleines de hérons verts de l’Amazone.

Wu-nien. Il était un Ange. Il était redevenu Keller. L’objectif ultime que tous s’étaient acharnés à atteindre : wu-nien, wu-hsin, non-esprit, non-pensée, juste voir, séparer la vision du jugement, débarrasser la vision de toute envie. Le miroir parfait.

On dirait un endroit, pensa Keller, un endroit sans amour, solitude ni peur. Un endroit calme et très éclairé dans lequel la seule mémoire était la mémoire AV, propre et mutable.

Il appelait cet endroit le Palais des Glaces.

Et voilà qu’il y était revenu.

CHAPITRE 2

1. Du balcon de son balsa flottant, amarré au beau milieu de l’enchevêtrement d’industries marémotrices et de beirrios flottants qui s’était développé à l’endroit où la côte oblique vers l’est en s’éloignant de Santa Barbara, Teresa Rafaël observa l’approche d’une vieille femme sur un ponton. Une cliente, pensa-t-elle en reposant son crayon.

Elle éteignit celui-ci et écouta s’éteindre son bourdonnement d’insecte. Teresa était artiste. Dix ans auparavant, elle avait commencé à vendre des sculptures de déchets : des enjoliveurs soudés au chalumeau oxyacétylénique à des vilebrequins d’époque, des panneaux de pachinko{Jeu japonais dans lequel un ressort propulse des billes métalliques au sommet d’un panneau vertical garni d’épingles qu’elles redescendent jusqu’à aboutir dans des cases de différentes valeurs. (Note du traducteur.)} à base de rivets et de feuilles d’aluminium. Elle était passée ensuite, après avoir découvert les pierres de rêve grâce à Byron Ostler, à un support plus tendre. Elle travaillait en ce moment à une peinture de cristal, une plaque translucide de moins de trois centimètres d’épaisseur dont elle formait et ombrait les profondeurs laminaires à l’aide d’un crayon à interférence de sa propre fabrication. L’œuvre, un paysage, était presque achevée. De vertes rizières s’étendaient jusqu’à un horizon brumeux. Sous le ciel d’une nuance crayeuse de bleu, une volée de frêles personnages aux ailes arachnéennes – d’un bleu un peu plus foncé que le ciel – descendait vers une pagode en bois à proximité d’un canal d’irrigation.

Elle avait vu ce paysage durant l’une des transes provoquées par les pierres.

Elle quitta son travail des yeux en entendant tinter la vieille clochette reliée à une poulie qui lui servait de sonnette. Elle descendit ouvrir avec un nouveau soupir.

Le visage de la vieille femme ne lui était pas inconnu. « Madame Gupta », salua Teresa. Elle la croisait souvent aux éventaires de fruits et légumes, le long du canal marchand. Cette sensation de familiarité anéantit tout espoir de renvoyer la nouvelle arrivante. « Entrez », invita-t-elle d’un ton résigné.

Mme Gupta se glissa à l’intérieur, frêle dans son sari jaune passé. « Je ne veux pas vous déranger, assura-t-elle d’une voix éteinte à l’accent estompé par ses années dans les Flottes. Mais il paraît… on m’a dit que vous faisiez les souvenirs.

— En effet, oui. Ça m’arrive.

— Vous voulez bien essayer ? Pour moi ? » Elle leva vers Teresa des yeux agrandis par les verres grossissants de ses lunettes à monture métallique. « J’ai de l’argent.

— Oh, vous n’êtes pas obligée de me payer.

— C’est gentil », répondit Mme Gupta d’un ton placide.

Elles montèrent dans l’atelier. Mme Gupta admira avec envie le grand parquet, les hautes fenêtres à petits carreaux que Byron avait prélevées dans un terminal céréalier dans le port de la vieille ville. Teresa avait suspendu des fougères chinoises à l’ouest du balcon entourant le premier étage, afin de filtrer et rafraîchir la lumière de l’après-midi. Pour les Flottes, son studio représentait un luxe tant sur le plan de l’espace que sur celui de la ventilation. Elle l’avait financé avec ses ventes : son art était à la mode, depuis quelques saisons.

Il lui suffisait de regarder Mme Gupta pour deviner de nombreuses choses à son sujet. Une réfugiée, sans doute, peut-être l’une des nombreuses personnes déplacées par pont aérien suite à l’accident du réacteur de Madras quelques décennies plus tôt. Depuis les émeutes de chômeurs des années 20, les Flottes avaient constitué de fait un État sans frontière, un havre pour les réfugiés de tout genre, un bassin de récupération pour les marginaux incapables de survivre dans les villes prospères et surpeuplées de la côte. Pour les gens comme Mme Gupta, pensa Teresa.

Pour les gens comme moi.

« Puis-je voir la pierre ? » demanda la vieille femme.

Teresa la sortit du tiroir d’un antique bureau en osier. Ce n’était pas une pierre originale mais une copie, cultivée dans le laboratoire surchauffé de Byron. En théorie, posséder une telle pierre contrevenait aux lois locales et fédérales. Mais dans les Flottes, personne ne respectait jamais ces lois et à peu près personne ne les faisait respecter.

Mme Gupta tint un moment la pierre dans sa main arthritique. Polie mais non taillée, c’était un octaèdre irrégulier de la taille d’un grain de raisin. L’étrange structure réticulaire formée par ses molécules attirait l’œil vers l’intérieur, que la vieille femme regarda fixement. « On dit qu’elles viennent de loin.

— Du Brésil, répliqua Teresa.

— Du ciel, rectifia Mme Gupta.

— Eh bien, oui. C’est vrai. Du ciel. »

La vieille femme hocha la tête avant de lui rendre son bien. « Qu’est-ce que je dois faire ?

— Rien pour l’instant. » Teresa tira une chaise pour s’asseoir face à sa visiteuse. « Vous voulez vous souvenir ? »

Mme Gupta hocha la tête. Ses yeux de tortue se posèrent avec gravité sur Teresa. « Cela fait longtemps. J’étais mariée. Avant Madras. Il s’appelait Jawarhalal. Il est mort durant l’Événement. Je m’en souviens, en fait… J’ai passé beaucoup de temps à me souvenir. Mais le temps passe. » Elle haussa les épaules. « Je commence à oublier.

— Je ferai mon possible. Mais je ne peux rien promettre. Vous comprenez ?

— Oui. »

Teresa prit la pierre dans son poing.

Elle ne le faisait pas souvent. Cela ressemblait trop à une arnaque, à un truc de charlatan pour soutirer de l’argent. La nouvelle s’était répandue dans les Flottes qu’elle avait le don, si bien qu’une ou deux fois par semaine, des gens comme Mme Gupta se présentaient à sa porte. Des personnes âgées. Aidez-moi à me souvenir. Elle sauvait donc une partie de leurs vies du ressac de l’oubli. Leurs demandes étaient sincères et souvent poignantes, aussi Teresa ne pouvait-elle se résoudre à refuser.

Malgré l’évidente et terrible ironie de la situation.

Elle serra le joyau dans sa main gauche et, de la droite, saisit les vieux doigts secs de Mme Gupta.

Elle ferma les yeux.

Les images surgirent aussitôt, nettes et colorées, et si elle n’avait eu besoin de les décrire à Mme Gupta, peut-être les aurait-elle laissées devenir plus réelles : des vues, des sons, des odeurs. « Une plage de galets. » Elle la voyait de plus haut sur le littoral. « Il y a des gens dans les vagues. Des enfants. Et une espèce de mur en galets, avec des vieux bâtiments de pierre derrière… un temple ou quelque chose de ce genre. »