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L’air tranquille bougea autour de lui. Sans un bruit, cette fois, il monta les escaliers.

Il s’était renseigné sur les Flottes.

Elles ne se limitaient pas à une seule communauté. Il fallait utiliser ce nom au pluriel. Des années auparavant, dans une infusion de financement étatique et fédéral ayant duré une décennie, on avait construit les usines marémotrices au large de la côte californienne. Cet exploit technique d’une ambition égale à l’érection de la Grande Muraille montrait de quelle manière un besoin pressant en ressources énergétiques prenait le pas sur toute une série d’objections d’ordre pratique et écologique. Mises en service après des années de dépassement budgétaire et l’extinction d’une demi-douzaine de petites espèces marines, les installations continuaient à produire la majeure partie de l’électricité absorbée par la conurbation. Elles n’en produisaient pas assez, forcément, mais on disposait des générateurs photiques de Baja et Sonora pour assumer la surcharge, des technologies concrétisées grâce aux pierres des Exotiques.

Du point de vue d’Oberg, le demi-monde s’étant développé à l’ombre du barrage revêtait davantage d’importance. Les eaux littorales, étales, clôturées, constituaient au départ une sorte de zone franche industrielle. Il y avait d’énormes projets d’ensevelissement de déchets au large de Long Beach, avec des zones de réception en eau profonde s’appuyant sur le barrage. Des gens n’avaient pas manqué d’emménager pour fournir le marché en main-d’œuvre spécialisée. Avec, bien entendu, parmi eux, beaucoup de semi-clandestins munis de papiers douteux. Les premiers taudis flottants, grossiers, virent le jour à l’abri des usines, mais la population se stabilisa lorsque les nouvelles industries durent faire face tant bien que mal à la concurrence des technologies des Exotiques. Des squatteurs occupèrent les carcasses des entrepôts abandonnés.

Les émeutes de chômeurs des années 30 établirent pour la première fois un périmètre d’autonomie, une frontière au-delà de laquelle tant les polices municipale que portuaire refusèrent ensuite de s’aventurer. Le comté de Los Angeles renonça officiellement à exercer son autorité sur les Flottes dans une série d’accords négociés avec les meneurs de la grève. Cela créa un précédent. Même après l’incendie qui ravagea les ghettos flottants à la fin des années 30, la seule administration gouvernementale disposant d’un véritable pouvoir dans les Flottes fut le ministère des Travaux Publics.

Les Flottes étaient donc devenues un refuge pour quiconque tombait dans les failles du monde continental : artistes, criminels, drogués, marché noir, immigrés sans papiers et personnes n’arrivant pas à sortir de la misère. Une douzaine de communautés autonomes cœxistaient dans sa vaste superficie de pontons, de balsas et de canaux. Les taudis débordaient depuis la zone urbaine continentale, endroits dangereux dans lesquels, Oberg en avait conscience, n’importe quelle vie était négociable. Ailleurs, et plus particulièrement à cet endroit dans le Nord, plus spacieux, de véritables communautés avaient vu le jour. Il y avait de l’argent, des emplois, un commerce limité avec le monde extérieur. Les gens allaient et venaient. Un endroit où vivre, pensa Oberg. Et surtout, songea-t-il, un endroit où se cacher.

Mais aucune cachette ne pourrait la dissimuler bien longtemps. Il comprit, en montant l’escalier, qu’il avait été à la fois nécessaire et inévitable de se séparer des Agences. Il n’était plus tenu de suivre leurs protocoles. Il pouvait évoluer dans cette zone floue, loin du continent. Il était un franc-tireur. Il pouvait aller où bon lui semblait.

Il sourit à cette pensée. Regardez donc où je vais.

Il avança à pas légers sur le parquet de la pièce ayant servi de studio à Teresa.

C’était une grande salle entourée de fenêtres. Des biseaux de soleil parallèles divisaient le parquet. Il ouvrit les tiroirs, jeta un coup d’œil au dos des miroirs. Il accomplit tout cela avec méthode et dans un état de concentration établi avec soin. Il n’était pas sûr de savoir ce qu’il cherchait, juste qu’il le reconnaîtrait quand il le verrait.

Il le vit, enfin, niché au fond du tiroir de la commode derrière une chemise en coton pastel. Une petite fiole en plastique opaque, sans la moindre mention, de la taille d’une boîte à pellicule. Quand il s’en saisit, quelque chose fit du bruit à l’intérieur.

Il souleva le couvercle de l’ongle du pouce.

L’odeur était légère, acre, séduisante. Il fit tomber la minuscule pilule noire dans la paume de sa main. Il n’y en avait qu’une, devenue résineuse avec le temps.

Quelque chose qu’elle a mis de côté, songea-t-il. Une espèce d’assurance, ou la preuve de quelque chose, une démonstration.

Du bout du doigt, il toucha le résidu huileux au fond de la fiole et s’effleura la langue.

Un goût amer, astringent. Mais une très légère sensation de bien-être parcourut son organisme.

Des enképhalines, reconnut-il. Très concentrées.

Il remit la pilule dans le récipient, dont il referma le couvercle avec un bruit sec.

Pour la seconde fois, il sourit tout seul.

2. Ses rêves empirèrent après le départ de Keller.

La fillette s’y trouvait, bien entendu. Mais la tonalité du rêve avait changé. La pierre de Pau Seco lui en avait trop appris. La petite fille réapparut devant un terrifiant montage de l’incendie : flammes, fumée et visages terrorisés. Des traînées de suie passaient sur ses yeux écarquillés ; seule, coupée du continent, elle craignait pour sa vie.

« J’ai besoin de toi, dit la fillette. Je t’ai sauvée, autrefois ! Ce n’est que justice ! Tu ne peux pas me laisser mourir là ! »

Mais dans les rêves Teresa ne pouvait que lui tourner le dos.

Les rêves la mirent en sueur. Elle s’éveilla seule à l’arrière de son nouveau balsa tout au fond des Flottes, un instant perdue dans l’obscurité, dans les volumes peu familiers. Byron dormait dans la pièce de devant, qui servait aussi de cuisine, et elle à l’arrière. En remuant, elle se sentit aussi vide qu’une bouteille rejetée par la mer. Le sol bougea au passage d’une houle temporaire, comme si une main soulevait le bateau. Teresa referma les yeux avec détermination et pria pour ne pas rêver à nouveau.

Le matin se présenta quelques heures plus tard, lumière dans l’unique et haute fenêtre de la pièce.

Elle se redressa, se drapa dans un peignoir, inspira à fond. Depuis Belém, elle se sentait presque tout le temps engourdie. Engourdie, sans racines, vide. Peut-être Keller se sentait-il lui aussi comme cela. Fugue d’Ange. Sauf qu’elle n’était pas un Ange. Elle n’était qu’elle-même, évoluant dans ce brouillard. Elle se demandait de temps en temps ce qu’elle ressentait, ce qu’elle ressentait vraiment, mais c’était comme tâter du bout de la langue l’abcès d’une dent : la douleur submergeait la curiosité.

Elle alla dans la cuisine faire frire un œuf pour Byron sur le vieux gril électrique. Il ne leur restait pas d’autre nourriture.

Byron portait un pantalon de treillis kaki et sa veste de combat mangée aux mites. Elle le regarda mais ne trouva rien à lui dire. Elle ne lui avait pas beaucoup parlé – pas vraiment parlé – depuis Belém. Une barrière de culpabilité ou de honte s’était dressée entre eux. Elle n’avait même pas fait allusion à ce qu’elle avait vu lors de sa transe avec l’oniro, aux complexités du temps et du passé, celles du monde ou les siennes. Lorsqu’il eut mangé, il se leva et accrocha ses lunettes derrière ses oreilles en annonçant qu’il sortait.

« Où ?

— Prendre des contacts, expliqua-t-il vaguement. On a besoin de liquide, pour rester ici. Certaines personnes me doivent de l’argent.