Wexler disposait d’un contact dans les installations de recherche gouvernementales en Virginie, un chercheur haut placé qui lui fournissait des informations sur les onirolithes des profondeurs. « Et c’était des informations enivrantes. Il faut que tu le comprennes. C’était tout ce qu’on voulait. Tout ce qu’on avait obtenu jusque-là, si impressionnant que ce soit, semblait flou ou obscur en comparaison. Pendant des années, on a décodé des données dans lesquelles le temps avait effacé un bit sur trois. On les reconstruisait, en réalité. Ce qui ne nous a pas empêchés d’en apprendre beaucoup. Mais rien de vraiment substantiel sur les Exotiques eux-mêmes. Comme s’ils restaient à distance, hors de portée. »
Mais maintenant, poursuivit Wexler, les données arrivaient à torrents. L’équipe de Virginie avait de surcroît commencé à travailler sérieusement sur ce qu’elle appelait « l’interface humaine », pour la plupart des détenus recrutés à Vacaville. Il s’agissait de données qu’on ne pouvait qualifier de tangibles, des données « de provenance douteuse » et parfois contradictoires, mais qui, pour l’essentiel, confirmaient les nouvelles traductions sorties des superordinateurs. Un début de compréhension des Exotiques commençait à se former.
« La question a toujours été : pourquoi avons-nous ces artefacts ? Pourquoi ont-ils été enterrés dans le Mato Grosso ? Avons-nous affaire à un cadeau ou à un accident ? Le grand mystère.
— Il y a une réponse ? demanda Byron.
— Des débuts de réponse. » Wexler se pencha alors en avant, sa fascination évidente et intacte. « Nous avons décrypté un peu de leur histoire. Et surtout de l’histoire de leur technologie de l’information.
— Je ne comprends pas.
— Eh bien…» Wexler marqua un temps d’arrêt pour reprendre sa respiration. « Il y a d’abord les histoires autour du feu. Le stockage de données néolithiques. Le passé est enregistré, mais ce n’est pas très efficace. Des erreurs surviennent. Puis arrive l’écriture. Le début de la véritable histoire… une meilleure prise sur le passé. Comparé à l’histoire orale, c’est un moyen assez dense et incorruptible. Puis l’imprimerie, le livre. Encore mieux. La photographie, les enregistrements audio et vidéo… et soudain le passé est complètement avec nous. Nous avons la technologie numérique, nous avons la mémoire moléculaire. Nous avons des gens comme toi. » Il regarda un instant les couleurs passées du tatouage d’Ange de Byron. « Du stockage de données sur pattes. Les Exotiques nous ressemblaient, de ce point de vue, mais en plus concentré… tu pourrais dire obsédés. L’idée de perdre le passé les terrifiait. Ils avaient une peur profonde, ontologique d’oublier. Sans mémoire, pas de sens, sans sens… le chaos. » Il se cala contre le dossier. « Les onirolithes sont le produit logique de cette obsession : enfouis de manière complexe dans l’espace-temps, reliés directement d’une manière ou d’une autre à la conscience intelligente. Tu peux dire qu’ils contiennent une espèce d’enregistrement du passé vécu lui-même, une archive de toute vie humaine depuis leur arrivée sur notre planète. Mieux vaut peut-être dire qu’ils nous donnent accès au vécu du passé… le seul genre de machine à voyager dans le temps dont nous sommes susceptibles de disposer un jour. »
Eh bien, songea Byron. Il avait vu comment procédait Teresa avec les personnes âgées qui lui rendaient visite : d’une pierre, elle extrayait le passé. Étrange, mais pas stupéfiant. Il le dit à Wexler.
« Mais cela élude la question, affirma celui-ci. Selon nos meilleures estimations actuelles, les Exotiques ont découvert notre planète quelques milliers d’années avant la naissance du Christ. Elle les a fascinés. Forcément. Ils ont dû se poser les questions que nous nous posons à leur sujet : à quel point ces créatures nous ressemblent-elles ? À quel point sont-elles différentes de nous ? »
Il but une gorgée de café, temporairement à bout de souffle. Byron patienta.
« À mon avis, reprit Wexler, ils nous ont considérés comme déficients. Suppose que nous nous rendions sur une autre planète, où nous faisons la connaissance d’une espèce myope. Voilà à quoi on a dû ressembler pour eux. On avait manifestement accédé à l’intelligence, on se servait d’outils, on pensait. Nos organismes ressemblent assez aux leurs, avec des pouces opposables, comme eux. Ce qui nous différencie, c’est…» Il se tapota le front. «… la mémoire. » Il sourit vaguement. « Tout ce dont on dispose à ce jour laisse supposer que les Exotiques bénéficiaient de ce que nous appellerions une mémoire éidétique. Un esprit humain ne peut parvenir à cela : les quelques cas de mnémonisme humain attestés concernaient des personnes très dérangées. On est câblés de cette manière. Il nous faut supposer que les Exotiques pouvaient oublier, dans le sens que le passé ne brillait pas toujours de manière très frappante dans leur esprit… aucune créature vivante ne pourrait supporter cela. Mais ils pouvaient se remémorer à volonté n’importe quel instant pleinement vécu… et pouvaient aussi décider de le supprimer définitivement ou non. On peut supposer que leur obsession pour les technologies de l’information vient de là. À leurs yeux, l’idée d’oubli était indissociable du concept de la mort. Perdre le souvenir était perdre la vie. Conserver la mémoire revenait à conférer l’immortalité. »
Byron se promena un moment avec Wexler le long de la digue.
L’endroit leur assurait une meilleure confidentialité. L’océan semblait rendre plus crédible ce discours sur le temps, l’immortalité et la mémoire.
Byron en crut la plus grande partie. La discussion enflammait le visage ridé de Wexler d’un ancien enthousiasme trop direct pour être feint. Rien de tout ce qu’il dit ne répondait au problème de trahison, d’argent, de Teresa. Mais dans un premier temps, Byron se contenta de le laisser parler.
« Bien entendu, j’ai voulu une de ces nouvelles pierres. Il me semblait qu’on pourrait accomplir tant de choses avec. Ils se sont servis de sujets humains en Virginie, mais en général de déments criminels, qui ont mal réagi à l’expérience : hypermnésie, surtout de choses refoulées. Tandis qu’à Carmel, la réaction était presque tout le temps positive… du moins avec les oniros traditionnels. Pourquoi pas avec les nouveaux ? Ce serait plus grand, plus fort, mieux. Avec un véritable contact, cette fois. Un contact avec une intelligence étrangère. Je ne peux pas t’expliquer à quel point cette perspective était enivrante. Pas d’échange de mathématiques, mais un véritable contact… un contact spirituel.
— Spirituel ? » releva Byron avec calme.
À nouveau le sourire vague. « J’avais un usage plus libre de mots tels que celui-là. Mais oui, spirituel. C’est ce que nous voulions. Le contact authentique. Par-dessus ce gouffre. » Il désigna le ciel de la main. « Sauf que bien entendu, tout cela était surveillé de très près. Les Agences en avaient peur. Au cours des trente dernières années, les gouvernements nationaux ont dominé quelques changements sociaux plutôt tumultueux. Une production directe d’onirolithes. Des fortunes faites et défaites. Ce genre d’instabilité effraie. L’idée d’un changement accéléré… eh bien, ça les rendait nerveux.
— Tu as donc arrangé un achat à Pau Seco.
— Je croyais vraiment que ce ne serait pas dangereux. J’ai dépensé de grosses sommes d’argent pour cela. J’ai acheté des coopérations aux plus hauts niveaux de la bureaucratie de la SUDAM. Bien entendu, il y avait un risque. Je l’ai dit à Teresa quand elle s’est portée volontaire. Mais même en cas d’ennuis légaux, j’aurais pu vous tirer de là avec de l’argent… le régime Valverde est extrêmement accommodant.