— C’était pire que ça. »
Wexler détourna le regard. « C’est ce que j’ai compris. Mon contact en Virginie a été mis en danger. Puis ma propriété de Carmel. Et tout le château de cartes s’est effondré. Je n’ai aucune influence sur les Agences… J’ignorais qu’elles seraient impliquées. » Il regarda Byron. « Vous avez réussi à rentrer avec la pierre ?
— Oui. » Inutile de le cacher plus longtemps.
« Vous l’avez toujours ? »
Il hocha la tête.
« Teresa s’en est servie ?
— Oui.
— Et la réaction n’a pas été positive ?
— Non », répondit Byron.
Wexler hocha la tête, assimilant l’information. Il reporta son regard sur la mer. La mer large et profonde qui s’étendait jusqu’à l’infini, pensa Byron. Comme le ciel. Comme les étoiles.
« Je ne crois pas qu’ils nous comprennent complètement, lança Wexler. Les Exotiques, je veux dire. Ils nous ont donné les pierres, en cadeau, cachées jusqu’à ce que nous puissions tirer profit de leur décodage et de leur reproduction. Du code binaire se propageant sur des axes de symétrie. Des microtensions électriques chatouillant les replis de l’espace-temps. Mais avec cet autre aspect…» Il sourit à nouveau… mais avec tristesse, cette fois, nota Byron. « « Spirituel ». Je pense qu’ils voulaient juste nous rendre complets… soigner ce qu’ils considéraient comme un défaut tragique. Défaut de mémoire. Qui est défaut de conscience. Ils ont été surpris, je pense, par notre côté agressif. Notre côté impitoyable, notre capacité à infliger la douleur. La conscience est la mémoire… et les pierres la restaureraient.
— Sauf que cela ne fonctionne pas de cette manière.
— Parce que nous sommes divisés entre nous d’une manière qu’ils ne peuvent pas imaginer, à mon avis. Nous supprimons les souvenirs : ils ont une vie à eux. Nous créons des images de nous-mêmes et les images prennent vie. Nous avons des noms pour elles. Le conscient et le subconscient. Le ça et l’ego. Et cætera. Dans tous les cas, l’acte crucial est l’oubli. Être forcé à affronter le passé, à lui faire vraiment face…» Il secoua la tête. « Il faudrait avoir une force immense.
— Je m’inquiète pour elle », dit Byron.
Wexler répliqua paisiblement : « Je ne peux rien pour toi. »
Le soleil n’était plus très haut dans le ciel lorsqu’ils s’éloignèrent de l’océan.
« Si tu avais la pierre, demanda Byron, si tu l’avais là, maintenant, qu’est-ce que tu en ferais ? »
Wexler avançait comme un vieillard. Dans cette lumière, il n’avait plus rien de stimulant. Il marchait les jambes arquées et la tête baissée. « Je n’en sais rien.
— Tu la toucherais ?
— Je ne sais pas… Je ne crois pas.
— Pourquoi ? »
Il mit longtemps à répondre, restant les lèvres pincées et le regard vague. « Il y a peut-être des choses dont je n’aimerais pas me souvenir.
— Par exemple ? »
Le silence.
« Il n’y a que toi qui savais, dit Byron. C’est toi qui nous as envoyés à Pau Seco, qui as tout arrangé. Personne d’autre ne savait. »
Wexler répondit d’une voix désormais éteinte et tremblante : « Suppose que j’aie menti. Suppose que j’aie bel et bien été arrêté durant la rafle. Suppose que les Agences m’aient interrogé. » Il ferma les yeux. « Suppose que j’aie eu peur et qu’à cause de cette peur j’aie avoué, je les aie informées des dispositions prises par mes soins au Brésil. Et suppose que, parce que j’avais parlé, elles m’aient libéré. » Son sourire était maintenant sombre et sans joie. « Ce ne serait pas quelque chose que j’aimerais oublier ? »
Le temps qu’ils arrivent au café, la nuit était tombée, la température avait baissé de quelques degrés et on ne voyait presque plus personne installé aux tables. Wexler commanda une boisson, Byron annonça qu’il devait partir.
« Je peux te dire un truc qui pourrait s’avérer utile », lui lança Wexler.
Byron attendit. L’expression épuisée de Wexler commençait à le rendre nerveux.
« Je suis toujours en contact avec les gens des installations de Virginie. Il y a quelques flux de bits non surveillés, quand on sait où les trouver. Il semblerait que les Agences soient nettement plus calmes, maintenant. La pierre a quitté Pau Seco et cela ne les intéresse pas de suivre sa piste. Elles ont décidé que la pierre n’avait pas grand avenir sur le marché noir… et d’après ce que tu m’as raconté, elles ont sans doute raison. L’incident est clos, à part qu’elles vont installer une force militaire à Pau Seco pour superviser les Brésiliens.
« Mais vous avez peut-être quand même un problème. À cause d’un type de ces installations de Virginie, un employé des Agences, un sociopathe latent des années de guerre. Il s’appelle Stephen Oberg. Il était chargé d’empêcher la pierre de sortir de Pau Seco. J’ai entendu dire qu’il souffrait d’une peur obsessive des onirolithes… et qu’il a continué la chasse en solitaire quand la pierre a quitté le Brésil. » Wexler le regarda, la respiration sifflante. « Il est peut-être toujours sur vos traces.
— Oberg », répéta Byron. Le nom lui semblait vaguement familier. Il éveillait un écho sinistre.
Wexler s’assit parmi les ombres. Il remonta son col, comme pour se protéger d’un vent froid que lui seul sentait. « D’après la rumeur, ajouta-t-il, ce type est complètement cinglé. »
2. Byron fit progresser sa barque de location dans les canaux, dépassant dans la nuit des cabanes de danse illuminées au néon et des constellations de lanternes de papier.
Le tatouage d’Ange sur son bras le préoccupait : Wexler en avait parlé. J’ai passé tant de temps à essayer de l’effacer, pensa-t-il. D’effacer non le symbole mais la chose, le fait, ce que je suis devenu durant la guerre.
Ce qu’il avait raconté à Keller à Belém était exact. Il ne voulait pas être une machine ; il avait compris qu’il en était devenu une, que le chemin pour retrouver une place dans le monde serait traître et douloureux. Teresa était ce chemin. Tout ce qu’il avait toujours voulu, c’était vivre avec elle. Cela lui suffirait. Mais sinon, au moins les cicatrices de l’humanité : la douleur d’un engagement dont il ne pourrait se défaire.
La question qu’il se posait désormais, qu’il se posait pour la première fois, était : quand cela suffît-il ?
Quel degré de douleur constituait la preuve ? Quand cela devenait-il trop ?
Je pourrais disparaître, songea-t-il. Acheter des papiers et disparaître sur le continent. Quitter les Flottes, abandonner le trafic de pierres de rêve, ne laisser aucune trace que puisse suivre cet Oberg. Commencer une nouvelle vie et disparaître en elle, se dit-il, peut-être trouver une femme susceptible de m’aimer et lui faire des enfants. Le vieux tatouage avait beaucoup pâli. Une manche suffisait à le recouvrir.
Pensée enivrante, mais dangereuse. Il se força à la chasser de son esprit tandis qu’il amarrait son embarcation. Trop d’affaires à régler. Elle avait encore besoin de lui. Peut-être pouvait-il encore faire quelque chose pour elle.
L’obscurité régnait à l’intérieur du balsa. Au moment où il passait la porte, il entendit un gémissement sortir de la chambre du fond.
Il actionna un interrupteur mural : une vieille ampoule à incandescence irradia une lumière stérile et soudaine. « Teresa ? » Mais il n’obtint pour seule réponse qu’un nouveau gémissement, de plaisir ou de douleur.
Il franchit le chiffon séparant les deux pièces.