Seule sur le lit, elle cilla dans la lumière, les pupilles dilatées à l’extrême.
Byron ramassa la petite bouteille à large goulot gisant par terre à proximité du lit. Elle était pleine aux trois quarts de minuscules pilules noires. Des enképhalines, reconnut-il. Concentrées, puissantes. « Mon Dieu », murmura-t-il.
Le gémissement de Teresa exprimait un plaisir préoccupé. Elle avait manifestement honte – dans un coin de son esprit – qu’il l’ait trouvée ainsi. Elle détourna le visage. Mais sa honte ne pouvait neutraliser le déferlement de bien-être chimique. Des gouttelettes de sueur s’accrochaient à son front.
À peine conscient de ses actes, Byron s’assit sur le lit et serra doucement la tête de Teresa contre lui.
Elle s’écarta. « Désolée », dit-elle. D’une voix faible, creuse, à des océans de là. « Désolée. Désolée. »
Mais il n’y avait rien à dire. Rien qui vaille la peine d’être dit.
Il la tint contre lui tandis que la houle soulevait le bateau.
CHAPITRE 19
Keller contacta Vasquez, le producteur du Réseau, pour négocier un versement sur l’un de ses comptes fantômes. Vasquez lui fournit aussi des papiers d’identité temporaires et un accès aux équipements de téléchargement dans le complexe technique du Réseau. « Mais ne traînez pas, lui intima Vasquez. Mon planning est plutôt serré. Les rushes sont bons ? »
Keller se rappela Pau Seco, la mine et la vieille ville, les bars et les bordels. Il hocha la tête.
« Bien, se réjouit Vasquez. Vous avez rendez-vous avec Leiberman. »
Leiberman, le neurochirurgien du Réseau, débrancha la puce-mémoire de Keller et referma avec des adhésifs la plaie de la prise. Dans un mois, on ne verrait même pas une cicatrice. « Vous revoilà à nouveau simplement humain », dit Leiberman avec mépris avant de tendre à Keller une minuscule boîte à pilules transparente dans laquelle, sur son lit de coton, la puce-mémoire semblait aussi banale qu’une dent arrachée. Keller se rendit aussitôt au complexe du Réseau, montra ses nouveaux papiers d’identité à la machine gardant l’entrée et s’appropria une cabine de montage. Le complexe technique, bunkers, abris préfabriqués en tôle ondulée et chapelet de paraboles braquées avec solennité sur le ciel du Sud, s’étalait sur une vaste étendue de désert à l’ouest de Barstow. En plus d’un personnel tournant de techniciens employés par le Réseau, on y trouvait principalement des sous-traitants – à l’instar de Keller sous sa nouvelle identité – se partageant le temps de calcul des superordinateurs du Réseau.
La cabine était individuelle, petite pièce bondée de moniteurs et de mixeurs. Keller enficha sa mémoire dans une machine, lui attribua un nom et un code d’accès. Il tira le clavier sur ses genoux et posa les pieds sur le mixeur.
DURÉE, tapa-t-il.
Quarante et un jours, vingt-huit minutes et quinze secondes, répondit la machine. Le temps écoulé depuis l’activation de la mémoire. Keller en fut un peu surpris : cela lui avait semblé plus long.
Il ordonna au programme de montage d’installer des repères toutes les vingt-quatre heures – des repères quotidiens – et de les diviser ensuite en heures. On appelait cette opération « mise en place temporelle ». Il plaça des repères spéciaux aux jours 7 (ARRIVÉE À RIO), 15 (ARRIVÉE À PAU SECO) et 25 (ARRIVÉE À BELÉM). Il pourrait si nécessaire installer des repères supplémentaires : ceux-là étaient les principaux, carte grossière qui lui permettrait de retrouver aussitôt un jour ou une heure particuliers, de l’entrer dans la mémoire du superordinateur en tant que composante de la ROM qu’il livrerait à Vasquez.
Mais tout d’abord, la protection. Il lança le sous-programme protection d’identité, puis partit du JOUR 2 jusqu’à trouver une image en pied de Byron Ostler.
Le moniteur central de 30 pouces montra Byron devant son énorme balsa délabré au fond des Flottes. Keller figea l’image, zooma sur le visage, entra ALTÉRER. Le visage fut abruptement remplacé par sa propre image fantôme en lignes topographiques sur un fond ambre éclatant.
Keller se servit d’un pointeur lumineux pour déplacer les lignes. Remonter les pommettes, rétrécir le menton. Il fit pivoter l’image pour procéder aux mêmes modifications sur le profil. Il revint à l’image réelle et voilà que Byron se tenait à nouveau devant sa cabane, sauf que ce n’était plus Byron, mais un homme plus âgé, corpulent, dur, au visage très différent, passe-partout, ni avenant ni malveillant, GARDER, entra Keller. L’image authentique n’apparaîtrait pas dans le montage final.
Il passa ensuite à Teresa.
L’opération fut plus douloureuse. La revoir remua en lui de vieux sentiments, une envie qu’il étouffa avec peine. Elle se déplaçait sur le moniteur en le regardant.
Je ne peux entreprendre ce voyage avec quelqu’un en qui je n’ai pas confiance… pour l’instant, je ne peux me baser que sur mon intuition, vous comprenez ?
La voix de la jeune femme résonnait dans la cabine, recréation en 16 bits de la trace qu’elle avait laissée dans cette puce. Elle semblait le regarder droit dans les yeux. D’un mouvement convulsif, il entra ALTÉRER.
Elle se transforma en matrice de lignes, en artefact de géographie.
Cela valait mieux ainsi.
Pris de sueur, il modifia les lignes à l’aide de son pointeur lumineux, maniant celui-ci avec un instinct professionnel pour aplatir la bouche, arrondir le nez et raccourcir les cheveux. Les yeux plissés, il laissait ses mains agir à leur guise. Wu-nien. Il suffisait de ne pas s’en soucier.
Il pratiqua des altérations du même genre sur Ng et Meirelles, peut-être encore vulnérables – il mettait un point d’honneur à protéger ses sources – puis avança rapidement jusqu’aux images les plus significatives, celles voulues par Vasquez, celles de Pau Seco.
JOUR 16. L’image frémit au moment où il sortait du camion de Ng. FIGER CADRE PANORAMIQUER. Il rejoua la séquence. Le mouvement était devenu fluide, aisé. L’image tremblota lorsqu’il cilla pour chasser la poussière de ses yeux, et il corrigea ce défaut d’un coup de FIGER RECTIFIER. Cela commençait à ressembler à une vidéo. Le point de vue remonta vers le bord de la mine, plongea dans ses profondeurs, entama un lent panoramique, AUDIO, entra-t-il.
Le son surgit d’un coup. Le choc de vieux outils. Des voix humaines résonnant au loin sur les falaises. Un gouffre de temps. Des formigas remontant en lignes d’insectes les steppes de glaise et les échelles de corde : scènes pouvant se dérouler la veille, le jour même ou le lendemain. En avançant la main vers l’atténuateur, Keller accrocha le coulisseau du volume. Le vacarme des voix et des outils devint aussitôt assourdissant, rugissement dans la cabine. Les yeux sur l’écran, il se crut durant un instant vertigineux de retour dans le passé, revenu d’une manière ou d’une autre à Pau Seco, capable en se tournant de découvrir Teresa à ses côtés.
Il écrasa la touche ENTRÉE.
La lecture cessa. Le silence envahit la cabine.
Lorsqu’il ne put supporter de travailler davantage, il se déconnecta et partit en voiture vers l’ouest. Il avait utilisé une partie de l’avance de Vasquez pour louer une chambre d’hôtel, mais il n’y rentra pas tout de suite. Il roula vers l’ouest sur une artère de circulation rapide, et tourna vers le nord une fois au bord de la mer. Sur sa gauche, les Flottes s’étalaient jusqu’à la ligne grise tracée au loin par l’usine marémotrice. Il traversa des villes-centres commerciaux et des zones industrielles, colonies et avant-postes du citéplexe. Il lui fallut bien des kilomètres pour comprendre où il se rendait.