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Mauvaise idée, songea-t-il. Il avait été conduit là par un mauvais coup de tête : le péché d’Ange. Il quitta néanmoins l’autoroute en voyant l’enseigne. ART DU BORD DE MER. Elle avait mentionné ce nom, un jour, longtemps auparavant.

Ce n’était ni le plus récent ni le meilleur dans sa catégorie. Murs en bambou plantés dans une dalle de béton fendu, toit de tuiles espagnoles d’un rouge crayeux. Il poussa la porte, déclenchant une sonnette. À l’intérieur, sur un parquet gondolé, des étagères et des vitrines d’épais verre protecteur grisonné par le passage du temps.

Les articles exposés étaient, de l’opinion de Keller, de l’art des Flottes assez banal. Des gravures de stéatite, des collages de déchets, quelques onéreuses peintures de cristal, sous verre. Il contempla quelques instants un paysage de transe stylisé, des collines en forme de miches de pain sous un ciel azuré, avec, au premier plan, des groupes de cabanes ressemblant à des pagodes dans les arbres. Un endroit réel, pensa Keller, un lieu des Exotiques arraché au temps. Il le regardait quand la propriétaire franchit le rideau isolant l’arrière-boutique.

C’était une femme potelée aux cheveux gris vêtue d’une jupe à volants pastel. Elle regarda Keller par-dessus un abîme de soupçon. « Vous intéressiez-vous à quelque chose de particulier ?

— À une artiste, répondit-il. J’ai cru comprendre que vous vendiez une partie de son œuvre. Elle s’appelle Teresa… Teresa Rafaël. »

Elle le regarda avec plus d’attention, inspectant son visage et sa tenue. « Non, finit-elle par affirmer. Nous n’avons rien. »

Keller sortit la Gold Card de la Pacific Crédit que Vasquez lui avait obtenue. Son crédit était en réalité strictement limité, mais la carte elle-même ne manquait pas d’impressionner. Il la fit glisser sur le comptoir et la femme parcourut des doigts la micropuce enchâssée dans le plastique. « Elle n’a pas exposé ici depuis des années. Son travail a pris de la valeur. Vous comprenez ? Elle a une réputation, maintenant. Des gens qui suivent sa carrière.

— Je comprends. »

La femme se lécha les lèvres. « À l’arrière », indiqua-t-elle.

Keller la suivit de l’autre côté du rideau. La pièce, plus petite, renfermait une douzaine d’articles, tous « de valeur », supposa Keller : il n’était pas rare qu’un vendeur public conserve les travaux d’un nouveau venu prometteur. Mais il reconnut aussitôt, parmi ces œuvres, celles de Teresa. « Voici quelques travaux de ses débuts », dit la femme avec dédain.

Elle a dû créer cela encore enfant, se dit Keller. Il fut impressionné. Certaines œuvres paraissaient maladroites, mais sans la moindre naïveté. D’autres témoignaient de l’habileté manifeste et de la passion réprimée auxquelles Teresa devait son succès. Il s’agissait pour l’essentiel de sculptures de déchets, d’assemblages de tuyaux et câbles en cuivre avec des articles mécaniques dépareillés récupérés dans les vieilles usines des Flottes étripées par l’incendie, mais elle avait poli et façonné ce matériau jusqu’à ce qu’il semble presque vivant, davantage liquide que solide.

« Vous connaissez son œuvre ?

— Non… pas vraiment. »

Sous le regard inquiet de la femme, il saisit une petite sculpture. Il l’examina et s’aperçut que l’enchevêtrement métallique représentait un visage. Non… plutôt deux. Il fit pivoter la sculpture dans sa main.

Un visage de femme, émacié mais curieusement puéril dans sa tristesse.

Et celui d’une enfant, avec une expression adulte de détermination farouche.

La propriétaire lui reprit l’œuvre. Keller sursauta et réprima son envie de la récupérer. Elle mentionna une somme, qui correspondait à peu près, minoré du minimum vital, au montant crédité par Vasquez sur le compte de Keller. Une somme énorme. Qu’il paya toutefois sans discuter.

Confus et quelque peu scandalisé par son propre comportement, il repartit en automobile, la sculpture sur le siège passager. Il se faisait l’impression d’un somnambule, d’agir comme en rêve. Il savait juste qu’il voulait quelque chose de cet enchevêtrement de métal, quelque chose de tangible : une partie d’elle-même, songea-t-il, une relique, ou bien cette chose interdite et en fin de compte dangereuse : un souvenir.

Le lendemain matin, revenu au complexe technique du Réseau, il afficha son travail de la veille sur le moniteur.

Ce qu’il vit le secoua. S’appuyant, dans le silence cloîtré de la cabine de montage, au dossier de son siège, il fixa des yeux le moniteur.

Il avait modifié les traits de Teresa afin de protéger son anonymat. Procédure standard, effectuée sans réfléchir, par automatisme. Et avec succès : la femme ne ressemblait plus à Teresa.

Sauf qu’il lui avait donné le visage de Megan Lindsey.

CHAPITRE 20

Stephen Oberg avait souvent outrepassé les règles de la bienséance depuis la débâcle à Pau Seco, mais il ne se sentit vraiment hors la loi que le jour où il loua un balsa bon marché dans les Flottes.

C’était un endroit hors la loi, dans lequel lui-même était un hors-la-loi. Il voyait sur les canaux marchands des visages furtifs, dissimulés, cachés. Il imaginait que le sien l’était tout autant. Désormais chose de l’ombre, à l’écart des artères illuminées de la loi et du droit. La seule lumière consistait en celle sortant de la balise de son désir intense ; le gouffre de l’océan était d’une proximité déconcertante.

Cela l’inquiéta un peu. Le soir où il emménagea dans le balsa, il déroula son matelas sur le parquet taché et se demanda s’il n’était pas allé trop loin. Il avait toujours dépendu d’une structure externe pour la discipline, les règles. L’armée, d’une certaine manière, d’une manière qui comptait, avait fait de lui ce qu’il était. Elle lui avait donné un nom. Une magie puissante. C’était un Agressif Latent. Ce qui constituait davantage un talent, une bizarrerie de caractère utile, qu’une pathologie. On pouvait compter sur lui pour certains actes. Bien que dépourvu de conscience, il était loyal, d’une loyauté qui n’avait jamais fléchi.

Jusqu’à ce jour. Il était devenu un hors-la-loi, un franc-tireur. Il avait endossé une mission, l’avait faite sienne, et ne voyait pas plus loin que cela. Sans lui, la pierre des profondeurs sortie de Pau Seco pourrait être simplement reproduite, pourrait se répandre – ce qui ne pouvait manquer d’être l’intention de ses obscurs créateurs – parmi la population furtive et marginale des Flottes. Oberg ne pouvait permettre cela.

Parce qu’il comprenait, et il ne doutait pas d’être le seul dans ce cas. Il comprenait la nature de la pierre, son caractère autre, ses pouvoirs mémoriels. Il avait touché Tavitch, et par l’intermédiaire de celui-ci, la pierre. Et la pierre l’avait touché.

C’était quelque chose de mauvais et de dangereux, une espèce d’arme. Elle rongeait la moelle de l’âme. Il ne fallait pas la laisser exister.

Il en était davantage persuadé qu’il ne l’avait jamais été de quoi que ce soit.

La force de sa croyance justifiait celle-ci. Cela le réconforta.

Dans cette jungle, c’était un feu qui le réchauffait.

Au matin, il appela un bureaucrate de l’Agence sur la côte est, un homme de son âge dénommé Tate. Qui, en découvrant Oberg sur son écran, marqua un temps d’arrêt. « Toi ! » dit-il.

Oberg sourit. « Moi.

— Une minute. »

Oberg patienta le temps que son correspondant lance un programme de sécurité excluant son terminal des circuits standards de surveillance et d’enregistrement. « Quel acte stupide ! » lança Tate en réapparaissant, une expression tourmentée sur son visage grêlé.