« J’ai besoin de ton aide.
— Tu n’y as pas vraiment droit. Tout le monde sait que tu nous as lâchés au Brésil. Putain, Steve, ça ne se fait pas.
— Ce n’est pas un appel officiel.
— On n’est pas amis.
— On est de vieux amis, contra Oberg.
— N’importe quoi. »
Mais Oberg avait raison. Du moins, ils l’étaient presque : camarades, collègues. Tate avait été homme de pointe dans la section d’Oberg.
Cela ne les rapprochait pas : ils ne s’étaient guère revus depuis la guerre. Mais ils avaient suivi des carrières parallèles, et Oberg estimait qu’il existait entre eux un lien tacite, basé sur d’anciennes loyautés. « Je veux tout ce que tu as sur les trois Américains, exigea-t-il. Je suppose que vous avez traité les fichiers de la SUDAM. Ils doivent contenir quelque chose.
— Cela ne me concerne en rien.
— Tu as les autorisations nécessaires.
— Je ne suis pas ton chien. Je ne vais pas chercher quand tu dis « rapportes ». » Il sembla peiné. « Cette affaire n’est plus la tienne.
— Je te le demande comme un service personnel.
— Pour autant que je sache, dit Tate, il n’y a rien de substantiel. Deux habitants des Flottes, sans autres identifications venues jusqu’à nous que celles qu’ils se sont achetées. Je ne t’apprends rien.
— Et le troisième homme ?
— Keller. Eh bien, nous avons son nom. Mais tout cela est parti dans les limbes quand tu t’es tiré. Tu m’écoutes, Steve ? Tout le monde s’en fout.
— Renseigne-toi là-dessus. S’il te plaît.
— Donne-moi un numéro où te joindre. Je te rappellerai.
— Non, c’est moi », dit Oberg avant de couper la communication.
Il explora le voisinage deux jours durant.
C’était un quartier minable au sud de la zone industrielle, près du continent urbain, sur lequel la plupart des habitants travaillaient dans la journée. La nuit, les passerelles s’illuminaient de lanternes en papier, les bars et cabanes de danse s’ouvraient aux clients. À la nuit tombée, le commerce venait de l’autre direction : d’aventureux continentaux désireux d’acquérir les plaisirs illicites des Flottes. Plaisirs plus légendaires que réels, comprit Oberg. Mais on trouvait certaines marchandises à acheter.
Des drogues, par exemple. Bon, il y en avait partout. Nul n’ignorait que l’économie ne pourrait fonctionner – du moins de manière compétitive – sans le vaste éventail de stimulants, d’améliorateurs de QI et de neuropeptides complexes en vente dans la rue ou sur ordonnance. Ayant travaillé avec la lutte antidrogue, Oberg savait que personne ne se souciait véritablement d’empêcher ce trafic. La plupart des agents de terrain de sa connaissance soit étaient neurochimiquement améliorés, soit récupéraient un peu d’argent dans ce trafic. Ou les deux à la fois. C’était ce qu’on appelait la libre entreprise.
Mais les Flottes donnaient un peu de souplesse au trafic. On n’y trouvait aucun fonctionnaire gouvernemental pour prendre son pourcentage, même si, semblait-il, des gangs originaires des Philippines ou des Indes orientales intervenaient parfois. Mais de manière générale, c’était un réseau de distribution lâche, passant par des amis d’amis… ce qui arrangeait Oberg.
Trois soirs durant, il fréquenta un bar appelé « Chez Neptune », dont la clientèle se composait presque exclusivement de continentaux. Il observa la circulation sur le canal, les serveuses, les flots d’alcool passant par-dessus le comptoir. Il observa plus particulièrement un adolescent pâle et dégingandé qui occupait un box dans le fond – le même box les trois soirs – et empruntait de temps en temps une petite porte pour accompagner un ou deux clients sur une passerelle surplombant un canal d’eaux usées. Le garçon ne se prostituait pas, commerce assuré par d’autres, plus raffinés. Mais il correspondait à l’image qu’un continental se faisait d’un dealer, et Oberg devina qu’il s’agissait là d’un avantage : cela lui servait d’enseigne, de publicité.
L’adolescent gardait les mains dans sa veste trop grande, et quand il les en sortait, imaginait Oberg, elles tenaient des pilules, des poudres, des buvards.
Lors de sa quatrième soirée dans les Flottes, Oberg alla le trouver.
« J’aimerais acheter de la drogue », lui confia-t-il à voix basse.
L’adolescent le regarda d’un air amusé. « T’aimerais quoi ? »
Oberg lui montra la fiole récupérée dans le studio de Teresa. Il fit tomber la pilule noire résineuse dans sa paume, qu’il montra au garçon.
Celui-ci rit et détourna le regard. « Merde, dit-il.
— Je suis sérieux, affirma Oberg.
— Je n’en doute pas. » L’adolescent tapota la table avec nervosité.
Il a lui-même dû prendre, songea Oberg, un stimulant du système nerveux central, qui extrait de l’énergie chimique de ses neurones. Il s’effondrait tous les matins, se relevait tous les soirs. Oberg trouvait cela pathétique et n’appréciait pas la condescendance du garçon. « Je peux payer », assura-t-il.
Le garçon le regarda une nouvelle fois. « T’es prêt à acheter en quantité ? Je ne suis pas vendeur de bonbons.
— Comme tu veux.
— Bien. »
Le garçon le conduisit à l’extérieur.
La passerelle, étroite et sombre, servait sans doute à se débarrasser des ordures dans le canal d’eaux usées, flots sombres conduits à l’océan par des canalisations à ciel ouvert. Il y avait une unique lampe à vapeur de sodium au-dessus de leurs têtes, et rien d’autre de l’autre côté du canal que le mur de stuc nu d’un entrepôt vide. Un filet de musique sortait du bar par la porte refermée, bruit anémique qui semblait distant.
Plongeant la main dans les profondeurs de sa veste, le garçon en ressortit une poignée de petites pilules moites dont la couleur noire luisait dans la lumière crue. « Je n’ai que ça », indiqua le garçon, que la transaction ennuyait déjà, « mais si tu reviens mardi, peut-être que… hé ! »
Oberg venait de lancer le poing dans la main du garçon. Les pilules s’élevèrent en arc de cercle, scintillèrent un instant, et tombèrent sans bruit dans le canal.
Le garçon le regarda, ébahi et un peu effrayé. « Espèce d’enfoiré ! » Personne ne lui a jamais fait cela, songea Oberg. Oberg aurait pu être n’importe qui, un gros bras des gangs, un nouveau concurrent. Mais le garçon n’avait jamais traité qu’avec des continentaux. Il était surpris et désorienté.
Oberg patienta.
Le garçon plissa les yeux. « Tu peux les jeter si tu veux, putain, finit-il par dire, mais tu les paies de toute manière. Allez, crache ton fric, connard. » Il sortit un couteau de sa ceinture.
Oberg s’y attendait. Il se pencha sur le garçon, lui plia le bras et lui arracha l’arme, dont il lui pressa la lame sur la gorge.
Il ressentit ce faisant un plaisir qu’il n’avait pas éprouvé depuis des années. Il comprit qu’il aimait cela, qu’il aimait cette précipitation, que cela lui avait manqué tout ce temps. Un plaisir profond, ancien. Mais ce n’était pas une pensée valant la peine qu’on s’y attarde.
Un franc-tireur, pensa-t-il avec insouciance.
Le garçon, pâle, écarquillait les yeux.
« Dis-moi où tu te fournis, exigea Oberg.
— Va te faire foutre ! » jeta l’adolescent d’une voix éteinte.
Oberg laissa la lame tracer une ligne de sang. Un sang huileux et brillant dans la lumière dure. Il sentit le garçon se débattre entre ses bras. « Dis-moi. »
Cela prit du temps, mais il finit par obtenir quatre noms et quatre adresses de canal approximatives. Cela lui servirait pour retrouver la femme, surtout si Tate n’arrivait pas à lui fournir d’informations utiles. Le garçon se détendit, sentant qu’Oberg avait ce qu’il voulait : son épreuve touchait à sa fin.