Ce qui était le cas. Mais pas de la manière à laquelle il s’attendait. Oberg enfonça profondément la lame dans la gorge de l’adolescent et, d’un seul mouvement, souleva le corps par-dessus la rambarde pour le jeter dans le canal d’eaux usées. Il y eut quelques instants d’agitation, un bruit étranglé et, tout de suite après, le silence.
C’était agréable. C’était extrêmement plaisant.
Il nettoya la lame à l’aide d’un mouchoir, qu’il jeta à la suite du corps.
Il emporta le couteau.
Le passé est mort et enterré, comme il se doit, songea-t-il.
Il avait parfois du mal à dormir. Ce soir-là, par exemple. En partie à cause de l’adrénaline libérée en lui par la mort du garçon. En partie à cause d’une stimulation moins évidente.
Dans ses pires cauchemars, il se retrouvait au Brésil, à faire la guerre, à exécuter ce que ses ordres appelaient « des expéditions punitives » sur des fermes et des villages ayant abrité la guérilla. Dans ses rêves, il tuait des gens, mais ceux-ci refusaient de rester sagement morts : ils se relevaient en tendant vers lui des doigts accusateurs, ils protestaient de leur innocence. Il les tua à nouveau, encore et encore. Ils se relevaient obstinément pour prononcer son nom.
En Virginie, il avait touché Tavitch quand celui-ci touchait la pierre, et Tavitch en le regardant dans les yeux y avait vu ces rêves. Mais ce n’était pas des rêves. Ce qui lui paraissait encore plus terrifiant. D’une manière ou d’une autre, par l’intermédiaire de Tavitch, par celui de la pierre de Pau Seco, cela s’était vraiment produit. Les morts s’étaient relevés obstinément, les morts avaient prononcé son nom.
Hanté par le souvenir, il resta allongé dans le noir. Cela n’était pas naturel, c’était extraterrestre, une ruse extraterrestre, un stratagème de l’esprit. Le passé avait disparu, les morts étaient morts, ils ne parlaient pas, et tout le monde mourait, Oberg mourrait lui aussi un jour, et il ne dirait alors plus rien, cela serait, comme il se devait, le vaste et accueillant océan de l’oubli. Cela rendait la vie supportable. C’était sacré. Il ne fallait pas y toucher.
Cette nouvelle pensée lui permit de trouver le soulagement, puis, enfin, un sommeil aussi calme que cet océan vaste et silencieux ; il ne rêva pas et s’éveilla encore plus déterminé.
Au matin, il rappela Tate.
« Keller est un Ange, lui apprit celui-ci. Il travaille pour un producteur indépendant du nom de Vasquez. Il est à L.A., en ce moment, sans doute en train de télécharger dans un complexe du Réseau. » Il regarda Oberg d’un air coupable. « Je suppose que c’est ce que tu voulais.
— Oui.
— Tu es fou, Steve, tu sais ? T’es vraiment complètement cinglé, putain. »
Peut-être avait-il raison. Aucune importance.
Le moniteur s’éteignit. Oberg y contempla longuement son propre reflet.
CHAPITRE 21
1. Byron savait qu’il était en train de la perdre. Il ne pouvait pas ne pas s’en apercevoir.
Il ne parla pas des pilules. Ils ne parlèrent d’ailleurs presque pas. La discussion était superflue, pire, elle aurait pu les conduire au mensonge. Il la regardait lorsqu’elle jeta son flacon de pilules dans un canal d’eaux usées, acte qui suscita en lui une lueur d’espoir. Plus tard, il trouva les pilules elles-mêmes accumulées dans un coin de sa commode : elle n’avait jeté que le flacon. Exprès pour qu’il la voie faire.
Il comprit que c’était l’ancienne Teresa, celle qu’il avait trouvée plusieurs années auparavant devant sa porte, mourante et aussi effrayée que désireuse de mourir. La partie de la jeune femme ayant besoin de survivre avait été réduite au silence – ce jour-là dans la chambre d’hôtel donnant sur le Ver-o-Peso, devina-t-il – et Byron ne pouvait rien pour la faire revenir. Il ne pouvait pas la toucher de cette manière, parce qu’elle ne l’aimait pas.
Il n’avait pas l’habitude de penser à ces choses-là si franchement, mais les faits étaient aussi évidents que douloureux.
Il dîna en sa compagnie de pain (des miches inégales en provenance de l’étal du boulanger) et d’un morceau de vrai bœuf. Ce repas représentait quasiment le reste de leur argent. Teresa mangea machinalement et annonça ensuite qu’elle allait se promener. « Je t’accompagne », proposa Byron. Mais elle secoua la tête. Elle voulait être seule.
Seule avec ses pilules, pensa-t-il. Seule pour regarder les Flottes s’illuminer, seule pour regarder affluer les vagues. Elle sortit en refermant la porte et Byron se retrouva lui-même seul dans la cabane flottante avec le cliquetis de la pompe de fond de cale et le gémissement des parquets agités par la houle.
Il pensa à Keller.
Keller sur le continent. Keller qui revenait doucement à son travail pour le Réseau, qui succombait à l’inertie de celui-ci.
Keller, qu’elle aimait.
Keller, qui aurait pu l’aider.
Une pensée humiliante, mais à laquelle il ne put résister.
Par le passé, il avait plaint Keller, qui, comme lui-même aurait pu l’être, était victime, mon Dieu, de toute une série de choses : son enfance, l’armée, sa propre lâcheté. Des péchés pardonnables, avait un jour dit Teresa. Mais Keller était parti, acte quant à lui inexcusable.
D’où l’ironie de la situation, pensa Byron avec amertume : Teresa souffre… et la seule chose que je puisse faire pour elle, c’est appeler Keller pour le supplier de revenir.
Pour le supplier de me l’enlever.
C’était humiliant. Mais il pensa au tatouage d’Ange sur son bras, à sa signification, et était sur le point de le faire, de transmettre un message à Keller par l’intermédiaire de Vasquez, son producteur du Réseau, quand on frappa à la porte.
Il ouvrit avec prudence.
Cruz Wexler se tenait sur le seuil. Dans le crépuscule, il semblait âgé de mille ans. L’air salé lui posait des problèmes de respiration, comme s’il ne pouvait rien en tirer de nourrissant.
« Il faut que je lui parle », déclara-t-il.
2. Quand Teresa revint de la passerelle, elle le trouva qui l’attendait. Sa première réaction fut une joie instinctive et immédiate : il représentait un lien avec une meilleure période de sa vie.
Elle le serra dans ses bras, s’assit en face de lui, et ne s’aperçut qu’alors à quel point il avait vieilli au cours des dernières semaines. Bien entendu, il déclinait depuis des années à Carmel, ex-célébrité devenue excentrique local, et elle comprit que cette partie – peut-être importante – de lui qui se donnait en spectacle et trompait son auditoire n’avait guère apprécié ce déclin. Mais elle l’avait toujours cru sincère en ce qui concernait les onirolithes, sincère dans sa conviction qu’ils appartenaient au monde, pas seulement à un cénacle de scientifiques gouvernementaux. Il ne cessait de parler de ce qu’il appelait la gnose, le Mystère, une espèce de sagesse victorieuse : son optimisme avait été aussi vaste que naïf. Ces derniers jours avaient dû le secouer.
Ils parlèrent jusque tard dans la nuit. Elle avait pris une pilule pendant sa promenade, mais rien qu’une, qui lui procurait une légère allégresse grâce à laquelle elle parvenait à masquer sa fatigue. (Mais elle ne voulait pas penser à cela.) Byron s’excusa et emporta son couchage dans la pièce du fond. Wexler l’interrogea ensuite sur le Brésil, et elle se retrouva à lui raconter, l’histoire se déversa de ses lèvres. Elle lui raconta Ray. Elle lui dit des choses, peut-être à cause de la pilule, qui la surprirent elle-même. Elle parla du nouvel onirolithe, de sa puissance, des terribles souvenirs qu’il avait ranimés en elle comme en Ray. De la brouille que cette connaissance avait créée entre eux. Elle exprima sa douleur et sa surprise, fut étonnée de sentir une larme lui couler sur la joue : étrange. Elle n’était pas triste. Elle se sentait bien.