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Elle entendit la vieille femme inspirer d’un coup. « La plage de Mahâbalipuram. » Et plus bas : « Oui, nous y sommes allés…»

Teresa ne voyait pas Mme Gupta, mais sentait sa présence, sensation flottante d’un moi. « Vous y êtes, confirma-t-elle. En sari bleu. Au toucher, on dirait de la vraie soie. Très joli. Vos cheveux sont noués sur la nuque. Vous avez des lunettes à monture métallique. Et cette marque sur le front, le, euh…

— Tika, compléta Mme Gupta dans un murmure.

— Le vent vient du large. Le ciel est dégagé. Il ne fait pas chaud. Les enfants rient. Vous portez un châle…»

Elle n’aurait pu dire d’où ils provenaient ni de quelle manière elle les captait, mais elle feuilleta les souvenirs pendant presque une heure, la plage à Mahâbalipuram, le charpoy familial, des vacances à New Delhi. Ils finirent par se fondre en une seule et désagréable image : le dôme noir et fracturé du réacteur de Madras, avec un soldat brandissant la crosse de son fusil. Elle garda cette image pour elle. « Je suis désolée, annonça-t-elle. C’est tout. »

Mme Gupta hocha la tête et se leva. Elle ne semblait pas émue, mais Teresa sentit la gratitude de la vieille femme.

Arrivée à la porte, cette dernière se retourna pour demander : « C’est vrai, ce qu’on dit de vous ? »

Teresa s’immobilisa avec méfiance dans le vestibule. « Et que dit-on de moi ?

— Que vous êtes sortie de l’incendie il y a douze ans. Que vous ne vous souvenez pas de votre enfance. »

La jeune femme hocha lentement la tête. « Oui, c’est exact.

— Vous ne pouvez pas faire ce que vous avez fait pour moi : vous servir de la pierre pour vous souvenir ?

— Non », répondit Teresa.

Mme Gupta acquiesça d’un signe de tête en assimilant cette étrange information. « Puis-je revenir ? Il y a d’autres choses, d’autres moments…

— Revenez si vous voulez. Mais je dois vous prévenir que je vais m’absenter un certain temps. »

Elle referma la porte.

Elle passa une nuit d’angoisse.

Par choix, elle vivait seule. Par choix, elle vivait dans les Flottes. Son succès auprès des galeries lui aurait permis d’acheter une identité et de déménager sur la côte, d’y vivre un certain temps dans le raffinement. Mais la ville de pontons l’apaisait. C’était un barrio bajo, un bidonville, mais c’était aussi el otro barrio, un monde à part. En dépit, ou peut-être à cause de cette pauvreté, les Flottes conservaient une certaine distinction de bas niveau qui lui manquait toujours lorsqu’elle visitait le continent. Sur celui-ci, le monde changeait vite et souvent, et les plus prospères de ses habitants s’avéraient trop souvent les plus voraces… les prédateurs. Dans les Flottes, la présomption d’échec servait de grand niveleur.

Elle appréciait aussi la proximité de l’océan. Toute cette eau, emprisonnée par les grandes usines marémotrices fédérales, se trouvait à l’abri des excès du large mais exposée à ses humeurs les plus modérées. Par temps pluvieux, Teresa se promenait sur les bordures en béton de la digue pour voir arriver les nuages de l’horizon à l’ouest.

L’océan lui parlait, et parfois, mais pas ce soir, il la berçait jusqu’à ce qu’elle s’endorme.

Alors pourquoi partir ?

Couchée dans son lit, elle s’efforça de trouver une réponse.

Le voyage qu’elle envisageait pouvait se révéler dangereux. Elle ne l’ignorait pas. Cela lui ferait des vacances, lui avait dit Wexler, des vacances bien méritées, dont elle profiterait en passant, mais seulement en passant, pour transporter un colis. Byron s’était quant à lui montré plus sceptique. Ils entreraient, selon lui, dans un royaume où l’on n’arrivait plus depuis longtemps à distinguer les nations des criminels. « Les gens y sont durs, y gagner de l’argent aussi. » Des années durant, les pierres des Exotiques avaient constitué le socle du progrès, la ressource la plus précieuse du monde. Elles avaient provoqué la chute de gouvernements et de directions d’empires industriels, une guerre prolongée avait été livrée à leur propos. Dans cet environnement, se livrer à de la contrebande – même de la manière envisagée par Cruz Wexler – était plus que risqué.

Mais il faut que je parte, pensa-t-elle. Elle sentait la pression. Elle ne pouvait pas continuer à faire pour des gens comme Mme Gupta ce qu’elle n’arrivait pas à faire pour elle-même. Elle avait, au cours des trois dernières années, mis au jour un tout petit peu de sa propre personnalité, une pépite, ce qui était bien, mais insuffisant, il manquait quelque chose.

Elle était folle de partir. Dans les Flottes, à cause de ses œuvres d’art et de son affinité avec les pierres de rêve, on la traitait parfois de folle. « Teresa la cinglée », l’appelaient les gens.

En croyant plaisanter. Mais ce soir-là, dans son lit, alors qu’elle ne parvenait pas à trouver le sommeil et que la vague lueur de la lune découpait sur le plancher les silhouettes des fougères, elle se demanda s’ils n’avaient pas raison.

Quand elle s’endormit enfin, elle rêva à nouveau de l’enfant.

La fillette, sous-alimentée et âgée tout au plus de dix ans, portait des haillons dont un vieux jean déchiré aux genoux et des tennis bon marché lacés de bouts de ficelle. Elle se tenait dans les limbes, éclairée d’une manière ou d’une autre par des projecteurs. Elle avait les bras et les jambes maigres ainsi qu’une coupe de cheveux au bol, mais c’était de ses yeux que Teresa se souviendrait.

De très grands yeux, très vieux, emplis d’une terrible connaissance.

Dans son rêve, Teresa se retrouvait piégée par la pression de ces yeux. Elle voulait se détourner, mais n’y parvenait pas.

« Trouve-moi, disait la fille. Aide-moi. Trouve-moi. »

Teresa se réveilla en nage dans l’obscurité expansive. Elle remonta ses genoux osseux sur sa poitrine et les serra dans ses bras. C’était dans de tels moments qu’elle se sentait la plus seule.

« D’accord », dit-elle dans le noir.

Le balsa oscilla en silence dans la houle. La brise venue du large souleva comme des ailes la gaze des rideaux.

« D’accord. » Ce n’était qu’un murmure. « Je ferai ce que tu me demandes. Laisse-moi donc tranquille. »

2. Au matin, fendant la foule du canal marchand en canot à moteur, Byron arriva en compagnie de l’étranger, un homme du continent qui s’appelait Raymond Keller.

Teresa avait accepté qu’une troisième personne se joigne à eux, en se réservant toutefois un droit de veto sur le choix de Byron. Une décision qui lui semblait désormais des plus sages. À voir Raymond Keller, elle n’était pas certaine de vouloir voyager en sa compagnie.

Elle conduisit les deux hommes à l’étage sur l’étroit balcon entourant son studio et leur indiqua les fauteuils en osier. Byron procéda aux présentations, elle apporta des bouteilles de bière mexicaine glacée et tous trois s’assirent. Quel mélange bizarre, pensa-t-elle. Byron, bien entendu, semblait peu souvent à sa place dans un décor rationnel. Il cultivait cette apparence d’onirochimiste hors-la-loi, de vétéran débraillé de la guerre du Brésil, avec ses cicatrices, ses tatouages et ses yeux cachés derrière d’inscrutables verres en demi-lune.

Le nouveau était aussi, d’après Byron, un ancien combattant. Il en avait l’apparence, avec sa vieille veste de combat et sa sibérienne en loques. Il en avait peut-être même trop l’apparence. Elle se méfiait de l’opacité de ses yeux bleu pâle, de la manière dont il l’examinait quand il croyait qu’elle ne regardait pas. Elle en avait trop vu comme lui dans les galeries, petits malins de la ville qui ne perdaient jamais de vue leurs propres intérêts. Lisses et sans âme, ils sortaient comme à la chaîne des banlieues aqueduc desséchées de la Vallée.