Au bout d’un certain temps, il quitta la cabine de montage.
Sa chambre d’hôtel donnait sur une des vieilles artères de banlieue, avec une circulation bruyante toute la nuit et des bruits de robinet de dix heures du soir à dix heures du matin. Il se servit un verre, prit une longue douche, se regarda dans le miroir. Son reflet – qu’il évalua avec objectivité – semblait crispé et hagard. Une barbe de plusieurs jours couvrait ses joues creuses. Qui était cet homme ? On aurait dit un câblé. Un ancien combattant flétri en train de mourir dans les Flottes.
Il ferma les yeux.
Dans la nuit, il but encore, et appela Lee Anne, avec laquelle il avait autrefois signé un contrat de tendresse. Il se souvenait avec un certain plaisir de l’odeur de son parfum. Elle apparut toujours aussi parfaite sur le moniteur, nette dans son maquillage blanc, les lèvres d’un rouge piquant. Elle le dévisagea froidement sur l’écran à cristaux liquides. Keller s’obligea à sourire. « On avait passé un contrat, il y a quelques mois, dit-il. Tu te souviens ? On…»
Mais elle secoua la tête. « Je ne vous connais pas », affirma-t-elle.
Le moniteur s’éteignit.
Au matin, il retourna dans la cabine de montage.
C’était presque insupportable. Il se détourna en grimaçant de l’image de Pau Seco, de la mine d’onirolithes à ciel ouvert qui semblait une blessure dans la terre. Tout cela était trop vivant. Il sentait la saleté de la vieille ville, la poussière, la chaleur fétide. C’était terrifiant : cela semblait sur le point de sortir des moniteurs pour l’entourer.
Si quelqu’un souffre, on l’aide.
Elle souffrait, Byron l’avait dit. Keller tourna autour de ce fait sans oser s’en approcher. Elle souffrait. Elle était blessée. Mais cela avait une résonance trop horrible à reconnaître.
Il se dépêcha de terminer le montage. Il livrerait à Vasquez un travail d’une froide objectivité, un panoramique, un aperçu des entrailles du marché des pierres de rêve, de Pau Seco, de la SUDAM, des garimpeiros et des formigas, de cette dernière et si étrange frontière. Le reste – le simplement personnel – serait effacé. Effacé, il cesserait d’une certaine et importante manière d’exister. Effacé, il deviendrait supportable.
Sa main s’apprêtait à entrer une commande MONTAGE lorsque la porte s’ouvrit.
Il pivota sur sa chaise, pensant que Byron revenait. Mais il s’agissait d’un homme soigneusement vêtu, avec un front qui se dégarnissait et un sourire générique. Un cadre du Réseau, peut-être. L’homme s’approcha toutefois, si bien que Keller sentit soudain son haleine mentholée et décela un soupçon de son énorme et horrible hostilité. L’homme continua à sourire alors même que ses poings se serraient. « Je m’appelle Oberg », annonça-t-il.
CHAPITRE 23
Tuer Keller aurait été superflu, bien que satisfaisant, d’une certaine façon, et Oberg voulait se comporter du mieux possible sur le plan professionnel. Un décès dans le complexe du Réseau aurait inquiété trop de monde. Aussi avait-il préparé sa venue.
Il frappa l’Ange qui, étourdi, tomba sur le sol. Oberg lui entrava aussitôt les mains avec du gros ruban adhésif, dont il lui colla aussi un morceau sur les lèvres. Keller avait les yeux fermés. Voilà l’Ange aveuglé, pensa Oberg, le voilà réduit au silence. Il se mit méthodiquement à l’œuvre. Il retourna Keller sur le ventre et le maintint immobile en lui posant le pied au creux des reins. De sa sacoche de hanche, il sortit un scalpel miniature et une minuscule puce à ergots.
Un neurotechnicien travaillant dans les Flottes lui avait vendu ces objets au marché noir. Le circuit intégré était une puce-plaisir, légèrement modifiée. Reliée à la prise que Keller avait sur la nuque, elle déverserait une tension électrique dans le câblage neural, stimulant le centre du plaisir dans son cerveau. Sauf qu’Oberg avait demandé au neurotechnicien d’utiliser une source électrique plus puissante.
« C’est de la folie, avait protesté le neurotech. Vous risquez de griller le type. Ce ne sera pas du plaisir, mais de la douleur… une douleur incommensurable ! Et de la désorientation. En plus, la victime – je ne vois pas comment l’appeler autrement – grillera en quelques heures. Quelques jours au maximum. Elle se retrouvera presque aussitôt aux derniers stades de la psychose câblée. Ce serait du meurtre. »
Du coup, évidemment, Oberg avait dû payer plus cher.
Il se servit du scalpel pour accéder à la prise de Keller, ce qui s’avéra assez simple, la chair ayant été ouverte peu auparavant. Il épongea le sang à l’aide d’un mouchoir. Sous le derme, la prise luisait d’une couleur grasse et cuivrée. Keller avait tressailli de douleur au moment de l’incision, mais sans se réveiller vraiment. Oberg se dépêcha d’installer la puce-plaisir, sans toutefois l’activer.
Il abandonna Keller et activa le banc de montage mémoire.
Il lui fallut plusieurs minutes pour se repérer dans la mise en place temporelle de Keller et isoler un moment particulier. Il espéra que ce qu’il cherchait n’avait pas été effacé. Mais c’était la couche mémorielle la plus récente, intacte, non montée. Il accéléra le défilement sans quitter des yeux le moniteur devant lui.
Le temps fila comme de l’eau. Les jours passaient en un éclair. Il arrêtait le mouvement de temps à autre, reconnaissant les quais de Belém, l’aérogare, un vol jusqu’à un minuscule terrain d’atterrissage au Costa Rica, un antédiluvien avion de ligne américain arrivant au terminal portuaire de L.A. Visages et somatotypes avaient été modifiés partout, mais il parvint à identifier Byron Ostler et Teresa Rafaël à la fréquence de leurs apparitions. Il arriva au moment critique : une cabane quelque part dans les Flottes, avec du mauvais mobilier et des fenêtres crasseuses : l’endroit, supposa Oberg, où ils s’étaient terrés. Il fit défiler l’enregistrement à contresens jusqu’à trouver le continent, puis repartit en avant, lentement, établissant l’itinéraire. Quelque part dans le nord des Flottes. Aucune véritable adresse parmi cet enchevêtrement de canaux et de masures flottantes, mais l’itinéraire était assez simple à mémoriser. Ce qu’il fit.
Il jeta un coup d’œil à Keller.
Celui-ci avait repris conscience et l’observait, les yeux écarquillés de peur.
Oberg se tourna vers le clavier pour taper une commande d’effacement global. Marquant un temps d’arrêt, la machine demanda s’il était vraiment certain de vouloir détruire tout le contenu du fichier. Il confirma et observa une espèce d’apocalypse parcourir les moniteurs : Cuiabá se dissipa, l’Amazone se noya dans des pixels morts, Pau Seco disparut, Belém aussi, tout se fondit en chaos, les signaux se transformèrent en bruit, l’enregistrement mémoriel de Keller se volatilisa comme s’il n’avait jamais existé.
Oberg sourit.
Pâle, Keller clignait des yeux.
Oberg avait garé son automobile juste devant la cabine de montage, aussi n’eut-il aucun mal à remettre Keller debout et le pousser dehors sans se faire remarquer. Le garde posté devant le portail, à l’entrée du complexe, ne leva même pas les yeux au passage de la voiture. Ils s’éloignèrent sans être inquiétés.
Oberg s’enfonça d’environ un kilomètre et demi sur une route coupe-feu dans les collines. Quand il le put sans risques, il s’arrêta sur le bas-côté et ouvrit la portière du côté de Keller. Ils avaient atteint un terrain vague planté de derricks pétroliers rouillés : luisant au soleil, des bouteilles en verre et des canettes en aluminium jonchaient la route près de l’automobile. Keller le regardait, désormais, en attente, d’un calme étrange.