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Wexler se leva au moment où Oberg faisait volte-face.

Il en fut le premier surpris. Il n’avait pas prévu cela. Il n’y avait pas une once d’héroïsme en lui, rien que cette peur écrasante. Et pourtant, il se retrouvait en mouvement. Son corps se rebellant contre son impuissance.

Une fois debout, il n’hésita pas. Il renversa la table en bois léger, qu’il vit basculer en avant. Byron le regarda, bouche bée. Une douleur lui transperça la poitrine, son corps réclama désespérément de l’air. Mais il arrivait, pour le moment, à ignorer tout cela.

Il s’avança vers Oberg.

Ce dernier s’éloigna de la porte. Il avait perdu de son impassibilité, semblant surpris et, un instant, effrayé. Le bras qui tenait le pistolet s’abaissa. Il cilla au moment où la table se fracassa sur le sol.

Wexler avait acquis une certaine vitesse. Son inertie le portait en direction d’Oberg. Il avait tout oublié, à part cette ruée démente en avant, les bras ouverts comme pour une accolade. Il eut vaguement conscience que Byron se levait, que Teresa se déplaçait dans la pièce du fond, mais tout cela n’était que distractions : il consacrait toute son attention à Oberg.

Celui-ci recula dos au mur. Son expression changea alors, se fit plus résolue, plus dure. Il releva le pistolet en un mouvement rapide.

En retard, pensa Wexler. L’un de nous est en retard.

Le coup de feu claqua, assourdissant dans l’espace exigu.

La douleur et l’impact le repoussèrent en arrière.

Keller fit irruption – si quelqu’un souffre, on l’aide – mais s’immobilisa en voyant Wexler en sang sur le sol. Il regarda Oberg qui, un sourire distrait aux lèvres, pointait son pistolet sur Keller.

« Oh mon Dieu, fit Byron. Oh mon Dieu. »

Keller s’affaissa contre le mur. Le monde s’était résumé à cet homme, à cette arme, et on ne pouvait plus le contourner, il n’y avait plus d’échappatoire. Il ferma les yeux un instant.

Lorsqu’il les rouvrit, il vit Teresa, la pierre à la main, approcher d’Oberg.

CHAPITRE 28

Perdue entre les mondes, entre le bourdonnement des enképhalines et l’électricité de la pierre de rêve, Teresa ouvrit les yeux.

Elle vit la cabane flottante de Byron. Elle se souvint d’une cabane similaire, longtemps auparavant. L’homme dans la pièce voisine s’appelait Oberg. L’homme dans la pièce voisine aurait pu s’appeler Carlos.

Elle tenait la pierre à la main.

Et si je regarde dans le miroir, pensa-t-elle alors que la tête lui tournait, je vais voir des chaussures lacées avec une ficelle sale et un vieux jean déchiré aux genoux. C’était ce à quoi elle avait résisté, ce qu’elle avait redouté, la vision qui l’avait hantée depuis cette journée dans la chambre d’hôtel sur le Ver-o-Peso.

Elle tomberait dans le miroir, basculerait dans le passé, redeviendrait elle-même.

La voix de la fillette s’élevait maintenant en elle, plus forte et plus pressante que jamais. La voix l’avertissait qu’elle mourrait, que l’homme armé la tuerait, qu’il fallait agir, et agir maintenant.

C’était la voix qui l’avait soutenue au milieu de l’incendie, qui l’avait maintenue à flot quand elle voulait mourir, quand elle savait qu’elle méritait de mourir.

Mais la mort n’était pas si accommodante. La mort venait enfin terminer ce qu’elle avait commencé. Il ne s’agissait guère que d’un rendez-vous manqué longtemps auparavant par Teresa. La jeune femme l’attendait, peut-être même – elle pouvait l’admettre, désormais – la voulait-elle, et ce depuis des années. La cherchant dans des flacons de pilules, cherchant sa tranquillité, un terme, enfin, à cette dispute avec elle-même…

Non, fit la voix.

Et un instant, le souvenir s’empara d’elle. Elle sentit la fumée la priver de son souffle, la chaleur de l’incendie lui cuire le dos. Carlos était mort, Maman était morte et elle-même aurait dû mourir aussi, parce qu’elle n’était pas et ne serait jamais une gentille fille. Voilà ce sur quoi elle s’était construite : cette culpabilité.

Sois moi, insista la voix. Ramène-moi.

Non, pensa Teresa…

Mais il y eut alors le fracas du bois dans la cuisine, la table se fendant et se brisant, Cruz Wexler se jetant en avant… puis le coup de feu, Wexler en sang sur le parquet… et la porte s’ouvrit, la porte s’ouvrit sur Ray, il était revenu, un miracle l’avait fait revenir, et Teresa sentit son cœur battre à tout rompre en le voyant… mais Ray en sang, l’air épuisé, et voilà qu’Oberg braquait son pistolet sur lui…

Aussi se laissa-t-elle fléchir : d’accord, oui, pensa-t-elle, et en un mouvement qui n’avait rien de physique, elle étreignit la fillette, s’abandonna de tout cœur à la pierre, se sentit remonter le temps jusqu’à redevenir jeune, entière, et pleine d’une envie désespérée de vivre, que Ray vive, et voilà qu’elle se précipitait vers Oberg (ou Carlos), des tennis lacées de ficelle aux pieds et un jean troué aux genoux, ayant enfin le droit de le haïr, de le haïr avec tout ce qui se trouvait en elle, lui hurlant cette ancienne vérité oubliée, qu’elle n’était pas mauvaise, pas mauvaise, pas mauvaise.

CHAPITRE 29

1. En voyant Teresa se ruer hors de la pièce du fond, conscient qu’Oberg la tuerait s’il arrivait à braquer son arme sur elle, Keller rassembla ses dernières forces et bondit de côté.

Il entendit le coup de feu derrière lui. Il tomba contre le mur en un accroupissement bizarre, indemne mais momentanément impuissant. La balle suivante ne pouvait manquer de venir très vite. Trop épuisé pour avoir peur, il leva les yeux vers Oberg.

Il vit Teresa avancer vers l’homme de l’Agence.

Elle se déplaçait d’une manière bizarre, les yeux écarquillés et le visage curieusement transformé. On dirait celui d’un enfant, songea Keller.

Elle tenait la pierre de Pau Seco dans sa main gauche. De la droite, elle toucha Oberg.

Elle tomba contre lui.

Oberg gardait les yeux fixés sur Keller, qui sentit à ce moment-là une partie de l’horreur jaillissant de lui. C’était blessant, terrifiant…

« Le flingue, dit Byron en s’extrayant de sa chaise. Pour l’amour du ciel, Ray, prends-lui son flingue ! »

2. Oberg fut pris au dépourvu.

Il braquait son arme sur Keller – qui avait réussi, il ne savait comment, à se débarrasser de sa prise neurale et à le retrouver ici – quand la femme s’élança vers lui depuis la pièce du fond.

Il l’avait sentie approcher et avait tendu le bras pour la repousser. Cela n’aurait dû poser aucun problème. Mais la pierre…

Elle le toucha avec la pierre.

Il eut l’impression qu’un courant électrique parcourait son corps.

C’était comme la fois où Tavitch l’avait touché. Non, pire. Il se sentit basculer dans les souvenirs, les secondes s’étirant en minutes, tout se déroulant au ralenti à part ce jaillissement de culpabilité, un village brésilien avec des corps tout autour de lui, mais pas morts : leur douleur, leur rage leur avaient survécu d’une manière ou d’une autre et lui sautaient maintenant au visage depuis la main de cette femme.

Clignant des yeux, il vit Keller se relever. Keller, apparition sanglante qui aurait dû mourir… et l’avait peut-être bel et bien fait : il pouvait s’agir d’un autre fantôme, d’un autre cadavre têtu venu porter des accusations.