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Bouche bée, Oberg resta figé sans défense dans un torrent de haine antique.

Il sentit le pistolet lui échapper des mains.

Le corps de Teresa le plaquait contre le mur de la cabane. Son visage flottait devant lui, transfiguré par une espèce d’innocence à laquelle il put à peine croire. Rien de tel n’existait dans le monde qu’il habitait. Et cela représentait un reproche de plus, lumineux et atroce ; il se tortilla pour essayer d’échapper à la jeune femme en un spasme de mépris envers lui-même.

Sans signe avant-coureur, il comprit ce qu’il était.

Monstre, avait dit Ng.

La voix résonna en descendant par une géométrie tordue des gibets de Pau Seco. Monstre. Mais c’était vrai. Il le sentit en Teresa. Elle était irréprochable, elle était comme une enfant, au-delà des mensonges. Il flétrit dans la féroce lumière de sa haine.

Il hurla et la repoussa.

Le pistolet… mais Keller le lui avait arraché des mains avant qu’il puisse le relever.

Oberg se précipita par la porte ouverte.

3. Keller braqua aussitôt l’arme, mais n’eut pas le temps d’en presser la détente.

Paniqué, Oberg fit dans l’obscurité deux longues enjambées en direction du petit grillage, par-dessus lequel il bascula.

Keller courut à sa poursuite, cillant dans les ténèbres. Des chiens aboyaient, quelques lumières s’étaient allumées dans les balsas du voisinage.

Il baissa les yeux sur le canal en arrivant au niveau de la barrière. L’aube n’était pas encore là, mais il y avait assez de lumière pour distinguer le corps d’Oberg, bras et jambes écartés, à la base d’un pilier en béton… pour voir l’eau sombre du canal monter et s’emparer de lui, pour voir la traînée de sang d’Oberg se délayer dans la faible houle, l’eau monter et redescendre dans la nuit froide.

Un vent venu de l’océan arriva par l’usine marémotrice. Keller se retourna pour chercher Teresa, et soudain, en larmes, elle se jetait dans ses bras, pressait sa chaleur contre lui.

CHAPITRE 30

Plus tard, après les discrètes funérailles de Wexler dans les Flottes, Byron supposa venu le moment de partir.

Il en avait discuté quelques jours auparavant avec Teresa. Ils se dirent adieu en privé, il la serra contre lui. Elle dit : « Tu n’es pas obligé de partir. » Il le fallait pourtant. Il était temps de revenir dans le monde.

Elle lui donna la pierre.

« Je n’en ai pas besoin », dit-elle, avec cette nouvelle expression sur le visage : un sourire presque puéril. « J’y suis déjà allée. »

Keller et lui longèrent le canal. C’était une journée claire et radieuse, avec le ciel qui descendait en voûte pour venir intersecter l’océan. Byron hissa son sac marin sur son épaule. Keller lui tendit la main.

Byron la serra, vit Keller grimacer. « Comment tu te sens ?

— Ça s’améliore. » Keller s’efforça de sourire. « Tu as la pierre ? »

Il hocha la tête. Il l’avait mise dans son sac.

Il n’était pas sûr de savoir pourquoi il l’avait prise. Il avait juste l’impression, l’instinct, qu’elle pourrait s’avérer utile.

Étrange, pensa-t-il. Wexler avait passé sa vie à chercher parmi ces pierres quelque chose d’étranger, une sagesse supérieure, un moyen de sortir du monde. Mais en fin de compte, ce n’était pas cela. Byron avait vu Teresa changer depuis cette rencontre nocturne avec Oberg dans la cabane flottante, comme si quelque chose de cassé avait guéri. C’était subtil, une légèreté, la manière de bouger les yeux, mais également profond : il avait découvert n’avoir plus peur pour elle. Il ne s’agissait donc pas d’un moyen de sortir du monde, mais d’y entrer.

Toutes dettes réglées. « Elle va bien. » Il ajouta, sur une impulsion, et non sans une certaine mélancolie : « Prends soin d’elle, Ray, d’accord ? Fais-le pour moi. »

Keller hocha la tête.

Il fit résolument face au continent, mais se retourna un pas plus loin pour considérer Keller… Keller aux yeux remplis d’une ancienne douleur, Keller s’appuyant le genou plié à une clôture en grillage avec les Flottes étalées dans son dos. Il dit : « Tu vis ici, maintenant. »

Et peut-être était-ce la vérité.

Keller rentra le long du canal. Il ressentit à nouveau cette étrange légèreté. Mes filaments d’Ange, pensa-t-il : coupés de leur prise, ils se flétrissent et meurent en moi. Mais il n’y avait pas que cela.

Tu vis ici, maintenant.

Il monta par une rampe en grille métallique voir l’océan derrière l’usine marémotrice. L’océan implacable, sombre, plus vaste que ce que lui-même pouvait appréhender ; et la mémoire est comme ça, se dit-il, en pensant non à la mémoire vidéo mais à la sienne, à celle de Meg, de Teresa, de Byron, de sa vie : large, profonde et mystérieuse au-delà des mots. Elle le contenait plus qu’il ne la contenait, et elle ne tolérait pas la trahison ; mais il y a des jours, songea-t-il, des jours comme aujourd’hui, où l’océan calme semble augurer par ses marées une radieuse période de bonheur.

Il redescendit par la passerelle jusqu’à la vieille baraque flottante, au seuil de laquelle Teresa l’attendait calmement au soleil. Une brise venue de la digue le fit frissonner et Teresa ouvrit plus grand la porte. « Tu ferais mieux de rentrer, dit-elle. Il fait froid, dehors. »

FIN