Ils parlèrent en termes généraux de la guerre. Byron raconta avoir été l’Ange de section de Keller, devenu ensuite lui-même un Ange. À l’inverse de Byron, Keller avait gardé son câblage. Il travaillait pour le Réseau et enregistrerait l’intégralité du voyage.
Byron avait déjà plus ou moins expliqué tout cela. « Tu comprends, avait-il dit, Ray fait son montage lui-même. Il veut surtout des séquences de Pau Seco. Si tant est que nous apparaîtrons sur ce qu’il remettra au Réseau, nos noms et nos visages auront été modifiés. On ne risque rien.
— Je ne comprends pas pourquoi on a besoin de lui.
— Parce qu’il y est déjà allé. Parce qu’il connaît la région. Parce que, jusqu’à un certain point, j’ai confiance en lui.
— Tu penses que Wexler ment ?
— Je pense qu’il peut se tromper », avait répondu Byron.
Et voilà que cet homme, cet Ange, assis non loin d’elle, la regardait de ses yeux bleus distants. Pensée étrange.
Elle s’excusa le temps d’aller chercher dans son studio un carnet à dessins et un crayon, qu’elle tendit à Keller. « Ray, demanda-t-elle, vous voulez bien me rendre un service ? »
Il hésita puis hocha la tête.
« Dessinez-moi quelque chose, dit-elle. Pendant qu’on discute. Vous voulez bien ?
— Je ne sais pas dessiner.
— Aucune importance. »
Il regarda la page blanche en fronçant des sourcils. « Je dessine quoi ?
— Vous-même. »
Il la regarda longuement avant de hocher la tête.
« Byron vous a raconté ce que nous avons prévu, dit-elle.
— En gros. On va tous dans l’intérieur du pays. On en rapporte une nouvelle pierre. »
Elle approuva d’un signe de tête. « Bien entendu, ce n’est pas aussi simple. Cruz Wexler finance le voyage. Vous le connaissez ?
— Il dirige une espèce d’institut là-haut à Carmel.
— Il investit de l’argent dans la clandestinité oniro depuis un bon moment, intervint Byron. Et il paraît que la mine de Pau Seco produit une nouvelle sorte d’oniros. On l’explique par le fait que le cratère d’impact de Pau Seco était un seul et unique gros morceau de mémoire bourré de données, et que ce qu’on en ressort maintenant a été mieux préservé, moins dégradé par le passage des siècles. Wexler essaie d’en acheter un au marché noir habituel, c’est-à-dire un oniro détourné par un employé des labos gouvernementaux, mais c’est très difficile. Il a donc arrangé un achat directement à la source, à Pau Seco. C’est nous qui assurons le transport.
— Contre rétribution, dit Keller.
— En ce qui me concerne, expliqua Byron, je compte que ça me rapporte de l’argent. Sur le plan professionnel.
— Je me suis portée volontaire », précisa Teresa.
Keller tourna la tête vers elle. « Cela compte à ce point pour vous ? »
Elle observa le crayon qu’il déplaçait distraitement sur le papier. « Oui. À ce point.
— D’après Byron, vous êtes accro aux pierres de rêve.
— Accro n’est peut-être pas le terme exact. Pour la plupart des gens, ce n’est pas une drogue très satisfaisante, vous savez.
— Elles provoquent des visions, dit Keller.
— Entre autres. Vous avez déjà essayé, Ray ? »
Il secoua la tête.
« C’est puissant, expliqua-t-elle. Interaction directe avec l’esprit. Ce n’est pas un produit chimique, il n’y a pas d’effet chimique. Les gens des labos n’arrivent pas à trouver une explication. Mais si vous touchez une pierre… des mondes s’ouvrent à vous. Vous comprenez ?
— Je ne sais pas. » Il haussa les épaules. « Peut-être. »
Au moins, c’était une réponse honnête. Une trop grande proportion des nombreux onirochimistes et dealers qu’elle avait rencontrés dans les Flottes s’intéressaient uniquement aux pierres des Exotiques pour le profit qu’ils pouvaient en tirer.
Pour eux, il s’agissait bel et bien d’une drogue, d’un article de contrebande, d’une variation plus ésotérique des neuropeptides Program One qui avaient connu tant de succès dans les villes côtières. Les pierres ont cela d’étrange, pensa-t-elle, qu’elles ne sont pas les mêmes pour tout le monde. Les techniciens de laboratoire les voyaient comme des pierres de Rosette venues d’étoiles âgées et gorgées de données décodables extrêmement lucratives, les chimistes et leurs consommateurs urbains comme une nouvelle drogue, la source de visions divertissantes…
Et moi ?
Eh bien. Comme une route, pensa-t-elle. Une destination.
Elle se demanda si Raymond Keller pouvait comprendre.
« Je ne peux entreprendre ce voyage avec quelqu’un en qui je n’ai pas confiance, dit-elle. Byron dit que vous êtes un type bien, Ray. Mais je ne peux pas le savoir. D’accord ? Je peux juste deviner. Et pour l’instant, je ne peux me baser que sur mon intuition, vous comprenez ? »
Il hocha la tête.
« Alors montrez-moi votre dessin. »
Il baissa les yeux comme si cela lui était sorti de l’esprit. Un dessin ? Mais ses mains n’avaient cessé de s’activer. Exactement comme elle le voulait.
Elle lui prit le carnet qu’elle posa sur ses genoux. Elle constata avec surprise que le dessin révélait un certain talent. Il s’agissait d’un portrait en buste, inégal mais complet. Et extrêmement révélateur, pensa-t-elle. Keller avait tracé le contour à grands coups saccadés, les sourcils se réduisaient à deux balafres, la bouche à une tache de graphite sans émotion. Sans âme, pensa-t-elle. Mais ses yeux le rachetaient. Autour des yeux, Keller avait tracé des traits moins durs, les pupilles étaient profondes et dimensionnelles, l’expression douloureuse.
Il n’est pas ce qu’il croit être, pensa-t-elle. Dur, ça oui. Mais elle regarda les yeux et se dit : Pas irrécupérable.
Cela lui suffisait.
« Nous partons dans deux jours », indiqua-t-elle.
CHAPITRE 3
Les onirolithes, les pierres des Exotiques, avaient façonné le passé de Keller et créé son histoire. Ce qu’il avait raconté à Teresa était plus ou moins vrai… il n’en avait jamais touché une plus d’un instant. Mais il ne cessait de rêver d’elles.
Il rêvait de jungles, en des scénarios vidéo concentrés dans lesquels lui, Keller, tenait à la fois les rôles de narrateur et de protagoniste. Dans certains, il était ce forao anonyme sortant en chancelant de l’arrière-pays brésilien, une étrange gemme dans la main, effrayé par les visions qu’elle lui procurait mais pressé de la vendre, frustré de ne pas y arriver, et envahi par la peur lorsque le gouvernement Valverde finissait par saisir la pierre. Dans le rêve, il se faisait torturer par des agents de la FUNAI (encore qu’il n’y avait pas de véritable preuve de leur appartenance) qui exigeaient de connaître l’endroit exact de sa découverte. Une nation, expliquaient-ils, ne peut indéfiniment tirer sa subsistance de l’or et de la bauxite. Dites-nous, demandaient-ils avec calme en promenant des électrodes sur son corps.
Fondu enchaîné sur un plan aérien. L’Amazonie : jungle, fermes, ranchs, barrages, mais surtout nature sauvage traversée par le serpent languide du grand fleuve éponyme, d’un brillant marron sous le soleil. Il rêva l’histoire en tons sépia : à quatre reprises, l’Amazonie avait résisté à l’invasion d’hommes civilisés. Elle avait renvoyé, humiliés et décimés par la dysenterie, les bandeirantes portugais en quête de l’Eldorado. Elle avait permis à peine davantage aux Jésuites avant de récupérer leurs missions, qu’un soutien gouvernemental de moins en moins ferme et l’inébranlable immensité de la nature avaient conduites à leur perte. Il y avait eu le bref boom du caoutchouc, et l’invasion de la jungle pour ses hévéas… mais on trouvait en Malaisie de meilleurs arbres, de surcroît plus accessibles. Les dernières années du vingtième siècle avaient vu un effort plus prolongé pour coloniser l’intérieur des terres : construction de grandes routes, fondation de villages, création de mines et de puits de pétrole, le tout alimenté, toutefois, par une dette internationale trop énorme pour être supportable. Aussi ces petites oasis avaient-elles périclité. Les villages étaient devenus villes fantômes, les plantes rampantes avaient recouvert les routes.