« C’est un marché qu’elle a passé, raconta-t-il doucement. Je pense qu’il n’y a jamais rien eu d’autre. En essayant de me renseigner sur son passé, j’ai découvert qu’elle n’en avait pas. Gamine, elle a échappé au grand incendie de 37, sans parents, souffrant de brûlures au troisième degré et d’une amnésie traumatique. Une famille de réfugiés l’a recueillie, lui a donné un nom… elle avait même oublié son nom. Puis elle s’est mise aux pilules. À se tuer, tu vois, mais lentement. Et les pierres n’ont rien changé, sur ce plan-là. Elles ont touché quelque chose en elle, l’ont éveillée un peu, mais ce n’était qu’une trêve. » Il regarda Keller d’un air triste. « Un moment de moindre tension entre Teresa et la mort. Mais les pierres dont nous disposons sont incomplètes, Ray. On peut les comparer à des photos arrachées à un magazine. Ce qu’elle voit dedans, elle a besoin de le voir plus nettement.
— Elle ne trouvera peut-être pas ce qu’elle veut, dit Keller. Elle trouvera peut-être la mort, là-bas.
— Ou la vie », répliqua Byron, les poings serrés. Il ajouta avec fermeté : « J’y crois. »
D’un pas dont un début d’ivresse diminuait l’assurance, Byron reconduisit Keller à l’intérieur de la cabane, à un niveau inférieur, hermétiquement fermé, situé peut-être sous le niveau de l’eau – un cauchemar de claustrophobe – en passant par une antichambre de stuc terne dans laquelle brûlait une unique ampoule rouge.
« C’est là, annonça-t-il tranquillement en ouvrant une deuxième porte. Tu voulais voir ? C’est là. »
Il fallut un moment à Keller pour ajuster sa vision.
Il vit ensuite des cuves et des cuves de liquide sombre agité par la houle. Il régnait dans la pièce une température oppressante. Il doit y avoir un générateur quelque part là-dessous, pensa Keller. Mon Dieu ! Cela donnait presque la chair de poule… mille gestations suivaient leur cours dans ces grands récipients craignant la lumière, silencieuses et parfaitement étrangères.
C’était là que Byron cultivait ses pierres de rêve.
Keller enregistra méticuleusement le tout. Il était un Ange, c’était son métier. Tout ce qu’il voyait, tout ce qu’il avait vu depuis que Leiberman lui avait installé sa mémoire AV s’inscrivait de manière indélébile dans celle-ci. La puce disposée à l’arrière de sa colonne vertébrale finirait par contenir des milliers d’heures d’expérience brute, des séquences qu’aucune caméra ne pouvait rendre.
Byron montra son travail avec une fierté ostentatoire d’ivrogne dont Keller ne put évaluer la sincérité. « J’utilise la même technologie que les laboratoires gouvernementaux, mais à une échelle un peu plus modeste. Le fluide dans les cuves est une solution sursaturée, à peine plus complexe que l’eau de mer. Quand on a le milieu, le reste ne pose pas de problème. Les oniros se reproduisent. Bon, on ne doit pas pouvoir parler de « reproduction », puisqu’ils ne sont pas vivants, en fait, mais je ne sais pas comment l’appeler autrement. La pierre libère une substance semblable à la transcriptase, qui agit comme une espèce de germe cristallin. Les nouvelles pierres se développent autour. Copies parfaites. Impossible de les distinguer de l’original. La technologie pour cultiver des pierres a été une des premières données récupérées dans les premiers échantillons significatifs, ce qui signifie que les concepteurs de ces choses ont consacré beaucoup de redondance à cette information-là. On ne sait pas qui sont, ou qui étaient, les Exotiques, mais de toute évidence, ils voulaient qu’on fasse circuler les pierres. »
Keller décelait de la fascination dans la voix de Byron. Celui-ci avait été appelé sous les drapeaux au milieu de ses études universitaires, et curieusement, quand il était excité, c’était la manière de parler populaire qui disparaissait : il se mettait à utiliser des mots comme « redondance ».
Dans les profondeurs troubles des cuves du laboratoire chimique, Keller distingua les couleurs pâles et les formes nébuleuses des pierres naissantes. De la vie minérale. Il percevait leur étrangeté comme une aura.
« Elles sont indestructibles, dit Byron. Elles se fracturent le long de leurs axes de symétrie, mais on ne peut pas les brûler, les percer ou les dissoudre. En théorie, si on pouvait réunir toutes les pierres brésiliennes en un seul et même endroit, on pourrait les assembler comme un puzzle. Sur le plan topologique, elles sont surtout orthorhombiques ou tricliniques… Ce sont les formes les plus courantes. Personne ne sait de quoi elles sont faites au juste. On a la preuve qu’elles ont été conçues… leur substance a été conçue… jusqu’au niveau subatomique. Des micropotentiels complexes se propagent le long des axes de symétrie, et c’est d’ailleurs ce dont se servent les labos pour se brancher dessus. Leurs propriétés physiques observables sont très étranges, et certains les soupçonnent d’exister en plus de trois dimensions.
— C’est pas de la gnognotte.
— Tu l’as dit.
— Et tu t’en es servi pour sauver la vie de Teresa. »
Il vit les traits de Byron se durcir dans la pénombre. « On pourrait dire ça.
— Elle compte à ce point pour toi ? »
Il y eut un silence. « Je ne suis pas assez saoul pour en parler, dit ensuite Byron.
— Mais tu t’inquiètes pour elle, insista Keller.
— Je m’inquiète pour le Brésil. De cette nouvelle pierre. Et pas seulement à cause du danger physique. » Il secoua la tête. « Parfois, je pense que tout va bien se passer. J’y crois vraiment. Peut-être plus que bien. On y va, on revient, elle trouve ce qu’elle veut. Peut-être qu’on pourrait vivre ensemble. » Il ajouta d’une voix faible, sur la défensive : « Elle pourrait y réfléchir.
— Et si elle ne trouve pas ce qu’elle veut ?
— Alors elle pourrait mourir. Elle pourrait se laisser mourir. Cette fois, je ne pourrais peut-être pas l’aider. »
À moitié ivre, bercé par la houle, Keller s’endormit dans un lit à sommier de bambou. Il rêva d’un champ de manioc au Rondônia. De grands mots tournaient en rond comme des oiseaux dans sa tête. Amnésie, agnosie, dysphasie, aphasie. Dans le rêve, il ne voyait que la moitié gauche des choses, et quand il parlait, les mots sortaient déformés et creux.
Il s’éveilla à l’aube avec une auréole de sueur sur l’oreiller.
Il s’acheta à manger à un étal près de l’usine marémotrice. Un sourire neutre sur le visage, Byron arriva à midi passé et lui tendit une enveloppe contenant, outre une carte d’identité et un passeport acquis au marché noir, un billet d’avion pour le Brésil.
CHAPITRE 4
1. Ils s’élevèrent au-dessus de la courbure terrestre par un vol parabolique d’AcroBrazil qui les emmena un instant dans l’espace, mais le voyage, songea Keller, était davantage à l’intérieur qu’à l’extérieur : à l’intérieur de l’Amazonie, de la mine à ciel ouvert de Pau Seco, du passé. Durant la descente, il se demanda s’il n’avait pas été conduit là par une inertie cachée, par les efforts perfides de son esprit pour explorer l’abysse de sa mémoire.
La Roue, avait dit Byron. Une pensée désagréable et qui ne le quittait pas.
L’avion s’inclina sur l’aile pour mettre le cap sur les pistes flottantes de la baie de Guanabara, de l’autre côté de la statue du Christ Rédempteur, usée et solitaire sur le venteux Corcovado. À sa venue précédente, Keller, alors recrue de dix-neuf ans à bord d’un transport militaire, avait réalisé pour la première fois qu’il entrait en territoire inconnu en voyant cette statue dressée au sommet de la montagne, ce Christ rongé par les intempéries, aux yeux de granit regardant dans le vague, aux mains levées en une bénédiction muette au-dessus d’une ville aussi grande que l’horizon. En la revoyant, Keller sentit ses doigts se crisper à nouveau sur les accoudoirs. Il avait juré autrefois que s’il arrivait à quitter ce pays, il n’y remettrait jamais les pieds… promesse ancienne mais proférée avec ardeur, qui résonnait maintenant avec une ironie douloureuse dans les grondements de l’avion.