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« Ça va ? » demanda Teresa, et Keller parvint à hocher la tête.

« À merveille », répondit-il en pensant wu-nien, en faisant abstraction de lui-même, en battant en retraite dans les couloirs glacés de sa circonspection soigneusement entretenue, en s’y réfugiant.

Leur correspondance pour la capitale ne partait que le lendemain matin. Prodigue du crédit de Wexler, Byron leur avait réservé une chambre dans un de ces hôtels blancs comme de l’os donnant sur la baie. « Rien que le meilleur », dit-il. Mais Keller avait fixé son attention sur Teresa, sur son profil alors qu’elle regardait devant elle par les fenêtres du bus de transit.

Les images s’enregistraient dans sa puce-mémoire, mais la plupart n’étaient que des séquences sans valeur, banales et sans rien de spectaculaire. De plus, au moment du montage final, la jeune femme serait devenue une étrangère, ses traits ayant été systématiquement modifiés pour les rendre méconnaissables : Keller protégeait ses sources. À sa manière muette, c’était un journaliste : il savait la nécessité du montage, il savait qu’il était nécessaire d’extraire une signification du minerai brut du vécu. Le produit fini ne cessait toutefois de le surprendre. Son dernier projet pour le Réseau, par exemple, des révélations sur le monde clandestin du câblage-plaisir. Il avait passé trois mois dans les hôpitaux, dans les appentis, dans les plus sinistres tréfonds des Flottes. Il avait appris à connaître certains de ces hommes (presque toujours des hommes, en général d’anciens combattants) qui avaient accédé au plus profond de leurs centres cérébraux du plaisir et se consumaient lentement, comme des bougies de cire, dans les recoins oubliés des noyaux urbains. Il pensa parfois que ce qu’il voyait, les étapes tertiaires de leur terrible dépendance, ne pouvait manquer de cautériser les filaments dans sa propre tête, de surcharger les circuits, de défier la mémoire. Il avait testé les limites de son wu-nien, son vieil entraînement militaire. Peut-être s’était-il trop soucié de ces gens qui ne pouvaient plus échapper à la mort.

Le documentaire, diffusé à une heure de grande écoute, avait séduit une appréciable part de marché dans les pays de la Zone Pacifique. Les images de Keller figuraient parmi des statistiques, des interviews et des commentaires hypocrites. Le documentaire n’était pas racoleur, et Keller n’avait pas honte de son travail, mais il trouvait néanmoins stupéfiante cette manière dont les événements perdaient de leur impact, une fois retranscrits sur la vitre plate d’un écran vidéo. Même les morts auxquelles il avait assisté – traces numériques de son expérience directe, rehaussée et polies pour le montage final – étaient devenues sordides mais inévitables, d’une certaine façon, conséquence logique du flux schématique des événements.

Cela avait mis sa foi à l’épreuve. Le terme « foi » n’est pas trop fort, pensa-t-il. Il croyait en ce qu’il faisait, il n’était pas cynique envers son travail. Le documentaire sur le câblage-plaisir avait alimenté la demande en cliniques de réinsertion publiques, permettant de sauver quelques vies. Il croyait à son objectivité, à sa capacité à devenir un témoin impartial, il croyait que cela avait de l’importance.

Et pourtant… face à une telle horreur, l’« objectivité » elle-même n’était-elle pas un peu monstrueuse ?

Il en parla avec Byron après la diffusion du documentaire. « Tu lui donnes de la dignité, avec tous ces mots, répondit celui-ci. Avec tout ce zen angélique qu’on t’a enseigné à l’époque à Santarém. Mais ce n’est peut-être pas cela. C’est peut-être juste un effet secondaire du câblage neural. Un affect plat. Peut-être que tu ne sais plus compatir, que tu sais uniquement ronchonner en te demandant si tu compatis. À moins que ce soit encore autre chose.

— Quoi ? »

Byron hésita. « La peur, finit-il par répondre. La lâcheté. »

Non, pensa Keller.

Tu fais face, pensa-t-il, c’est ce qui compte. Certaines choses étaient tout simplement trop horribles pour qu’on les supporte. Il fallait détourner le regard, voilà la vérité… et si on ne pouvait pas le détourner, il fallait apprendre à regarder uniquement pour regarder.

La vision sans désir. Le miroir parfait.

Ils montèrent en ascenseur dans leur chambre, Byron plaqua son pouce sur la serrure, et par la fenêtre, Keller se retrouva à nouveau face au Christ sur le Corcovado, de l’autre côté de la baie bleue.

Ce pays t’a fait, semblait dire la statue. Ce pays est ton père et ta mère.

Teresa s’approcha de la fenêtre, lui masquant la vue. « On perd notre temps, ici, estima-t-elle. On aurait dû se rendre directement dans la capitale.

— Nous sommes des touristes, lui rappela Byron. Quelle importance ? Dans un jour ou deux…

— Je le sens, dit-elle, le regard au loin. Ça paraît dingue, hein ? Mais je sais qu’il est là. Pau Seco. L’origine des pierres. Enterrées dans le bassin amazonien depuis des siècles. » Un petit frisson involontaire la parcourut. « Je veux y aller.

— Bientôt », répondit Byron.

Keller hocha la tête, ne pouvant désormais s’empêcher de se sentir mal à l’aise : bientôt.

2. Ils gagnèrent Brasilia par un vol intérieur.

Se retrouvant enfin dans les terres, dans la vieille cité blanche construite sur mesure, balayée par les vents du planalto, posée comme une île dans un océan de pauvreté et de forêts. Deux décennies durant, une devise forte s’était déversée dans la capitale, et si elle n’avait rien fait pour améliorer les sordides conditions de vie des habitants des barrios et des bidonvilles, elle avait partiellement financé le ravalement et la rénovation de ce site ancien, austère vision du futur datant du siècle précédent. L’administration gouvernementale constituait le principal domaine d’activité de Brasilia : tous ces bâtiments étaient administratifs.

Ils vécurent quelques jours en touristes dans un autre grand hôtel, avec petit déjeuner au Salon Continental et bain de soleil dans les jardins sur le toit. Pour occuper son oisiveté, Keller se mit à observer Teresa. Elle passait beaucoup de temps dans la piscine, comme si cela lui rappelait ses origines, les Flottes ou le lointain océan, et se déplaçait dans l’eau avec une grâce distraite. Elle ne se départait pourtant pas d’une certaine vigilance sombre et résolue. Il pensa au temps qu’elle avait dû passer avec les onirolithes, ces artefacts d’un monde incommensurablement lointain : on aurait dit qu’une partie de cette étrangeté avait déteint sur elle.

Il l’observa. Il avait conscience que Byron l’observait aussi.

Le troisième jour, ils se rendirent en ville en bus puis montèrent en ascenseur dans la tour de verre blanc de la SUDAM, la monolithique Surintendance de l’Amazonie, l’agence contrôlant le développement du grand arrière-pays brésilien. Byron avait obtenu de Cruz Wexler le nom d’un bureaucrate de la SUDAM bien disposé, Augusto Oliveira. La réceptionniste téléchargea leurs identifications dans son ordinateur et, dans un anglais sans accent, les pria de patienter, M. Oliveira se trouvant en réunion.

Ils passèrent la majeure partie de la matinée à attendre dans le luxueux local baigné d’une opiniâtre luminosité. Grâce à ses rudiments de portugais datant de la guerre, Keller put s’occuper quelque temps à déchiffrer la mention figurant sur la porte d’Oliveira : pour autant qu’il pouvait le dire, elle signifiait service des mines, cartes et documents. Oliveira fit son apparition peu avant midi. Son bureau personnel était un sanctuaire de baies vitrées et de grands meubles-classeurs plats. À l’extérieur, des cumulus survolaient les paraboles couronnant les vieux bâtiments blancs.