Il baisait avec une infinie douceur la meurtrissure de sa tempe.
– Mon nouvel amour, ma bien-aimée de toujours, ma trop silencieuse...
Elle passa ses doigts, en une caresse, dans ses cheveux touffus, puis sur sa tempe argentée.
– Vous avez toujours su parler d'amour. L'aventurier des mers et le conquérant du Nouveau Monde n'ont pas tué le Troubadour du Languedoc.
– Il est loin. Je ne suis plus le comte de Toulouse.
– Que m'importe le comte de Toulouse ? Celui que j'aime, c'est le pirate qui m'a prise en pitié à La Rochelle, et qui m'a donné à boire une tasse de café turc alors que je mourais de froid, celui qui a fait tirer sur les dragons du roi pour défendre mes amis huguenots pourchassés, et celui encore qui, malgré leur ingratitude, a su leur faire grâce sur mes prières, celui avec lequel j'ai dormi au fond des bois dans une sécurité si profonde qu'on ne peut en connaître de plus grande sur terre que dans l'enfance, celui qui a dit à ma petite fille : « Damoiselle, je suis votre père... » Vous m'êtes si cher. Je n'aurais pas voulu que vous ayez été indifférent à cet... cet incident. J'ai besoin de sentir sans cesse que je vous appartiens... vraiment !
Le lien charnel qui avait été toujours si fort entre eux ajoutait son vertige à cet instant de bonheur sans ombre, et leurs lèvres se joignaient longuement, passionnément, entrecoupant de silences enivrés le murmure de leurs aveux.
– Magicienne ! Magicienne ! Comment me défendre de vous ? Mais je saurais bien un jour vous atteindre à jamais...
Joffrey de Peyrac regarda autour de lui :
– Et maintenant que faire, trésor de mon cœur ? Cette population nous dévore. À force d'hospitaliser pirates et naufragés, nous n'avons même plus un coin à nous. N'avez-vous pas cédé notre appartement à la duchesse de Maudribourg ?
– Oh ! Oui, quel ennui ! Mais je ne savais vraiment où l'héberger avec un peu de confort et vous m'aviez délaissée là-bas.
– Allons sur le Gouldsboro, décida-t-il. Je m'y rendais ces nuits dernières pour prendre un peu de repos, loin de la tentation de vous rejoindre au fort et de vous pardonner trop facilement.
– Quel faux orgueil que celui des hommes ! Si vous étiez venu, vous m'auriez rendue folle de bonheur. Alors que j'ai tant pleuré... Je n'étais plus moi-même. Vous m'aviez détruite !
Il l'étreignit avec force. Angélique prit son manteau.
– Je me réjouis de retrouver le Gouldsboro, ce beau navire fidèle, et votre cabine pleine d'objets de prix, où le Rescator me recevait masqué et me troublait si fort sans que je puisse deviner pourquoi.
– Et où cette diablesse d'Honorine est venue voler mes diamants pour affirmer ses droits sur vous.
– Que de souvenirs déjà entre nous !
Ils étaient sortis de la cabane et descendaient doucement dans la nuit vers le village, prenant soin de parler à voix basse afin de ne pas attirer l'attention.
Ils redoutaient, comme des amoureux, d'être reconnus et abordés pour devoir faire face à quelques nouvelles obligations de leur charge. Tout à coup, prenant conscience de leurs réactions furtives et de leurs craintes, ils rirent ensemble.
– Rien n'est plus lourd que la direction des peuples, fit-il remarquer, nous voici contraints de chercher l'ombre épaisse pour connaître quelques instants d'intimité.
Les Espagnols les suivaient à quelques pas, mais ils n'étaient pas plus dérangeants que des fantômes.
– Prions Dieu qu'ils soient seuls à nous escorter et que nous puissions parvenir sans encombre jusqu'à la plage, chuchota Angélique.
Chapitre 5
Malgré ses vœux, comme ils passaient aux alentours du fort, une silhouette féminine qui semblait les guetter se détacha de la porte et courut vers eux.
C'était Marie-la-Douce, la jeune suivante de la duchesse de Maudribourg.
– Ah ! Madame, vous voici enfin ! lança-t-elle avec angoisse. On vous a envoyé chercher de tous côtés. Ma maîtresse se meurt.
– Que me dites-vous ? N'ai-je pas laissé il y a peu la duchesse de Maudribourg en parfaite santé ?
– Cela l'a prise soudain. Elle a perdu connaissance, puis une forte fièvre s'est emparée d'elle, et maintenant elle délire et nous effraye par son agitation. Oh ! Venez, madame, je vous en supplie.
Angélique se tourna vers son mari. Une panique la saisissait. Résultat de ces jours de fatigue et de tension inhumaines. Tout incident prenait soudain pour elle une proportion démesurée et elle avait l'impression que le monde entier se liguait pour le séparer d'elle. Maintenant qu'ils s'étaient enfin expliqués après cette affreuse querelle, elle ne voulait plus s'éloigner de lui, ne serait-ce que quelques instants, avant qu'ils se soient reposés et rassurés de leurs tourments dans les bras l'un de l'autre. Sous les plis de la cape, elle se cramponna à sa main chaude et vivante.
– Mais que se passe-t-il ? Ah ! Je n'en puis plus. Et je voudrais enfin être seule avec vous, ajouta-t-elle tout bas en se tournant vers le comte.
Il répondit, calme :
– Allons nous rendre compte de l'état de santé de la duchesse. Je doute que celui-ci ne soit si grave. S'il le faut, vous lui administrerez quelque potion calmante, et nous pourrons nous retirer en paix.
Dans la chambre du fort l'agitation régnait. Pétronille Damourt se lamentait bruyamment, en tournant en rond, Delphine du Rosoy et Antoinette, une autre Fille du roi, assez diligente, s'efforçaient de ranimer la duchesse. Jeanne Michaud était en prière dans un coin, tandis que son enfant, assis près d'elle, suçait son pouce avec philosophie.
Mme Carrère, qu'on avait appelée à la rescousse, grommelait tout en préparant une tisane.
Parmi toutes ces femmes, la présence du secrétaire à bésicles paraissait incongrue. Il allait et venait avec une expression de hibou désemparé et se heurtait partout.
Par contre, au milieu de la pièce, le soldat Adhémar se trouvait planté là dans une mare d'eau, car on l'avait tour à tour envoyé quérir de l'eau chaude puis de l'eau froide pour des compresses. Et enfin le chaton maigre était réfugié sur une console et hérissait tous ses poils en crachant avec fureur.
Ce fut lui qu'Angélique remarqua le premier.
« Pauvre petite bête, songea-t-elle, contrariée, ces folles vont achever de le rendre tout à fait malade. »
Elle alla vers le lit et se pencha derechef sur la forme prostrée de la duchesse. Celle-ci, qu'elle avait laissée naguère calme et reposée, était en effet brûlante. Les yeux clos, elle marmonnait des mots sans suite aux consonances étranges.
Angélique souleva les paupières, vit les prunelles révulsées, tâta le pouls qui était insaisissable, nota la raideur des bras et des doigts et, pour s'assurer une fois de plus qu'aucune blessure interne ne pouvait être la cause de cet état inquiétant, elle rejeta la couverture et palpa à nouveau tout le corps avec soin, étudiant les réactions d'Ambroisine de Maudribourg au toucher de ses doigts. Mais celle-ci continuait à être plongée dans l'inconscience, une lueur imprécise et fixe filtrait entre ses paupières à demi closes. Elle ne tressaillit, ni ne parut souffrir sous l'examen. Angélique essaya de faire mouvoir les jambes qui étaient également raides. Les orteils des pieds étaient crispés et glacés. Angélique les frictionna doucement, et elle perçut une détente dans la musculature.