Angélique avait glissé son chat sous son manteau et se préoccupait de le sentir grelotter.
Gabriel Berne la rejoignit et la tira un peu à l'écart.
– Juste un mot, permettez-moi, madame, mais je pressens que M. de Peyrac va être contraint de partir quelques jours en expédition sur la rivière Saint-Jean et je me doute que vous souhaiteriez l'accompagner... Alors, je voudrais vous demander... Le terme de ma chère femme approche... Je suis extrêmement inquiet. Seule votre présence ici peut nous rassurer sur l'heureuse issue...
– Ne craignez rien, mon cher Berne, répondit-elle, je suis venue pour cela et je ne quitterai pas Gouldsboro avant qu'Abigaël ait eu son enfant et soit parfaitement remise de ses couches.
Mais elle ajouta, le cœur étreint.
– Croyez-vous vraiment que mon mari va être obligé de quitter Gouldsboro ? Qu'aurait-il à faire à la rivière Saint-Jean ?...
– La situation y est extrêmement compliquée. Cet Anglais de Boston, Phipps, qui s'était présenté avec l'amiral Sherrilgham, a trouvé le moyen de bloquer dans la rivière d'importants personnages de Québec. Le gouverneur d'Acadie s'en est tiré de justesse avec son aumônier et quelques jeunes hurluberlus de sa suite, et il est venu demander secours ici, car, une fois de plus, c'est une affaire à déclencher la guerre entre les deux couronnes, et il n'y a que « lui », votre mari, pour pouvoir empêcher cela.
Il désignait d'un geste du menton le comte de Peyrac franchissant le seuil de l'auberge.
Les soldats prirent la garde à la porte. Don Juan Alvarez suivit le comte à l'intérieur. Il ne le quittait pas dès qu'il était à terre, exerçant une discrète mais pointilleuse surveillance.
Chapitre 8
Il y avait déjà beaucoup de femmes à l'intérieur de la grande salle.
C'était une coutume qui s'était peu à peu instaurée pour les dames de Gouldsboro, dès que cette habitation avait été construite, de se rejoindre le matin aux premières heures, après que les enfants eurent été levés et les époux partis à leurs travaux. Elles y tenaient un peu conseil et se permettaient quelques collations, tranquillement assises devant leur assiette, hors du souci de servir la tablée familiale. Chacune ensuite retournait à ses occupations ménagères.
Angélique aperçut tout de suite Mme Manigault qui se leva et vint leur faire une petite révérence.
Des enfants et des adolescents, au-dessus d'un cuveau de bois, écaillaient des poissons. Ils saluèrent aussi gaiement. Mme Manigault souriait autant que taire se peut pour son visage habituellement renfrogné.
Peyrac lui rendit son sourire.
– Je vois qu'on a ouvert les caisses aux porcelaines, dit-il. C'était un fret assez délicat que ces faïences à ramener d'Europe, mais Erickson n'a pas ménagé la paille, et il paraît qu'il n'y a pas de pertes trop graves à déplorer.
– Non, sauf l'anse d'un bassin de Limoges et quelques pièces d'un four hollandais. Mais M. Mercelot nous a promis de recoller tout cela.
Quelques dames apportèrent sur la table certaines pièces de ces faïences, qui, ce matin-là, défrayaient les conversations, sujet plus réjouissant et combien plus passionnant que piraterie, combat et pendaison, trahison et naufrages, blessés et morts, dont on avait été recrus ces jours derniers.
La présence du comte de Peyrac et d'Angélique, assis côte à côte et apparemment réconciliés, ajoutait à la quiétude générale.
Chacune des familles de Gouldsboro avait reçu un présent à accrocher ou à ranger sur son vaisselier, qui une soupière, qui un choix de quelques assiettes, ou bien un pichet, une corbeille, un grand plat, objet de confort et de bon aloi, qui donnerait à leurs rustiques demeures un lustre nouveau.
– Nous voilà comme des princes, conclut Mme Manigault, on aurait dû commencer par cela. Ouvrir les caisses au lieu de se disputer.
– Et vous, ma mie, avez-vous eu le temps de dénombrer vos présents ? interrogea en aparté Joffrey de Peyrac, penché vers Angélique.
– Oh ! Non ! Je n'y avais pas le cœur.
Elle demeurait préoccupée par les paroles de Berne, et mangeait distraitement. Peyrac l'observa.
– Quel est votre nouveau souci ?...
– Je pense à ce gouverneur français inopportun. Allez-vous être obligé de vous rendre au fond de la Baie Française ?
– Nous verrons. Pour l'instant et même si tous ces messieurs du Canada étaient en danger d'être scalpés ou chargés de fer dans l'heure suivante, je ne vous quitterais pas de deux jours au moins. Je ne suis pas un toton à la disposition de toutes les nations qui se mettent dans un mauvais cas.
Cette promesse rasséréna Angélique. Deux jours. C'était sans fin !... Elle fit boire et manger le chaton sous l'œil intéressé de quelques petits enfants, puis s'entretint avec Mme Carrère sur la possibilité de reloger la duchesse. Il y avait une maison à la sortie du village, dont l'habitant était parti trafiquer de la fourrure à l'intérieur des terres. La duchesse et sa suite y seraient peut-être un peu serrées mais à la guerre comme à la guerre, quand on s'en va au Canada faut s'attendre à tout... Angélique s'informa également si les vêtements d'Ambroisine de Maudribourg avaient pu être remis en état.
— Pas encore. Il a fallu que je trouve tous les fils de l'arc-en-ciel pour ravauder de telles nippes !... Vous savez, il y avait quelque chose de pas net dans ces vêtements...
– Que voulez-vous dire ?
– Les taches, les déchirures...
– Après un naufrage comment voulez-vous qu'ils soient ?...
– C'est pas ça ! Enfin, j'peux pas dire...
Angélique quitta l'auberge après avoir fait promettre à son mari de la rejoindre au fort, au moins vers la fin de la matinée afin qu'ils puissent prendre un repos ensemble, et aussi de ne pas subitement quitter l'établissement pour des expéditions guerrières sans l'avertir. Il rit, renouvela ses promesses, et lui baisa le bout des doigts.
Mais, malgré cela, elle n'était pas tranquille. La peur de le perdre encore s'était ouverte devant elle comme un abîme mortel, et elle n'arrivait pas tout à fait à se détourner de cette vision.
Pourtant, quand elle vit le soleil percer définitivement les brumes et Gouldsboro étinceler avec ses maisons de bois clair, ses falaises vernissées d'émeraude sous l'abondance des arbres, ses plages, ses promontoires de rocs éboulés, bleus par là, mauves ou roses ici, la joie eut raison d'elle, et elle se dit qu'elle était la plus heureuse des femmes. Quoi qu'il arrivât, les obstacles seraient aplanis. On ne peut rien bâtir sans lutte.
En approchant du fort elle émit le vœu que la duchesse fût assez rétablie pour pouvoir déménager, afin qu'elle puisse se retrouver seule chez elle avec son bonheur, son cœur nouveau. L'envie la prenait maintenant de détailler le contenu des caisses apportées par le Gouldsboro. Elle n'y avait fouillé que hâtivement, cherchant une robe afin d'assister, qui sait, à la pendaison de Colin. Quel souvenir horrible et comme la sérénité de ce jour nouveau en prenait plus de valeur encore ! Elle installerait son chat. Il guérirait vite, ayant trouvé sa nécessité première : un gîte, une présence, un peu de nourriture.
Comme elle allait s'engager dans l'escalier intérieur du fort, elle entendit des voix qui semblaient discuter de façon acerbe, puis le capitaine Job Simon sortit de l'appartement en ployant sa haute silhouette pour ne pas heurter son front déjà endommagé. La tête rentrée dans les épaules et comme accablé d'un fardeau écrasant, il paraissait presque bossu. Il jeta un regard sombre à Angélique.
– Et voilà ! dit-il. Non seulement j'ai perdu mon bateau, mais encore je me fais engueuler. Vous trouvez ça juste, vous ?...