– M. Armand fait le bilan de nos pertes, expliqua Mme de Maudribourg.
Malgré son annonce de déménagement, elle continuait de rester assise, les mains jointes sur ses genoux, et Angélique remarqua qu'un chapelet de buis s'entrecroisait à ses doigts.
– Quelque religieux de haut rang ne m'a-t-il pas fait demander ? s'enquit-elle tout à coup.
– Ici ? s'exclama Angélique. Mais, madame, nous sommes éloignés de toutes villes, ne vous l'ai-je point déjà dit ? Certes, il y a quelques jésuites itinérants en Acadie, les aumôniers de certaines concessions ou postes militaires...
Elle s'interrompit, prise d'une idée subite. Ambroisine de Maudribourg dit vivement :
– Mon confesseur a écrit et averti de ma venue toutes les autorités religieuses de Nouvelle-France. Précisément un de ces messieurs de la Compagnie de Jésus aurait déjà dû être prévenu que j'ai fait naufrage sur les côtes du Maine et se présenter pour nous apporter les secours de notre Sainte Religion.
– Ils sont peu nombreux et les distances sont grandes, fit remarquer vaguement Angélique.
La duchesse semblait tendre l'oreille.
– On n'entend pas sonner les cloches... murmura-t-elle. Comment savoir l'heure ?... J'aurais voulu assister à la Sainte Messe, mais l'on m'a avertie qu'il n'y avait même pas d'église ici.
– Nous aurons bientôt une chapelle.
Angélique était reconnaissante à Colin de lui permettre, in extrémis, de taire cette annonce.
– Comment pouvez-vous vivre ainsi sans jamais assister au divin Sacrifice ? interrogea la jeune « bienfaitrice » en la fixant avec une sorte d'étonnement candide. Vous n'avez même pas d'aumônier, me dit-on. Ainsi, tous ces gens vivent, meurent comme des bêtes, sans le secours des sacrements.
– Il y a un pasteur...
– Un réformé ! s'exclama la duchesse horrifiée, un hérétique !... C'est encore plus grave. N'est-il pas écrit dans la Bible : Fuyez l'hérétique après lui avoir fait une première puis une seconde réprimande... Sachez que quiconque demeure avec lui est aussi perverti.
– Soit, dit Angélique légèrement agacée, mais n'oubliez pas que notre perversion, à nous autres gens de Gouldsboro, nous garde charitables à notre prochain, ce qui après tout est le premier commandement du Nouveau Testament. Quoi qu'en dise votre fameux pilote Job Simon, nous ne sommes pas des naufrageurs et nous avons fait pour vous tout ce que nous pouvions.
Tout en échangeant ces propos avec Ambroisine de Maudribourg, elle allait et venait à travers la pièce, s'occupant de remettre quelques meubles en place. Quelle était donc cette étrange idée qui l'avait traversée tout à l'heure, quand la duchesse avait parlé d'un ecclésiastique de haut rang ?
Cela l'avait traversée comme un éclair. Quelque chose d'important... Elle ne pouvait plus se rappeler.
Elle ouvrit le coffret des pistolets et examina les objets qui complétaient la panoplie de l'écrin. Se remémorer l'attention de Joffrey pour elle lui mettait de la chaleur au cœur et la distrayait du souci que lui causaient les paroles de la duchesse. Elle avait conscience que celle-ci l'observait avec une curiosité attentive.
– Vous portez des armes, fit-elle remarquer. On dit même que vous êtes un tireur d'élite ?
Mme de Peyrac se tourna vivement vers elle.
– Décidément, vous savez beaucoup trop de choses sur moi, s'écria-t-elle. Par instants, il me semble que ce n'est pas le hasard qui vous a conduite jusqu'ici...
Mme de Maudribourg poussa un cri comme si elle avait été atteinte en plein cœur et voila son visage de ses mains.
– Que dites-vous ? Ce n'est pas le hasard ? Alors si ce n'est le hasard, qu'est-ce donc ? fit-elle d'une voix hachée. Je ne peux croire que ce soit la Providence, comme je l'espérais encore hier. Mais j'ai réalisé l'horreur du destin qui nous accable. Tous ces pauvres gens morts, noyés, déchiquetés si loin de leur pays. Il me semble que leur malédiction pèsera à jamais sur moi... Ah ! Si ce n'est le hasard qui nous a amenés sur ces rivages alors qui ? Sinon Satan lui-même, je le crains... Satan, oh ! Mon Dieu ! Comment trouver assez de force pour s'opposer à lui...
Elle parut faire effort pour reprendre contenance.
– Pardonnez-moi, fit-elle avec douceur, voulez-vous, madame ?... Je sens que je vous ai blessée tout à l'heure par mes questions et mes réflexions sur votre vie commune avec les hérétiques. Je suis trop impulsive et l'on me reproche souvent d'exprimer trop franchement mes opinions. Je suis ainsi. Je raisonne logiquement et je sais que je ne fais pas assez de place à l'instinct du cœur. Or, c'est vous qui avez raison, je le sais. Qu'importe qu'il y ait ici ou non une chapelle ?... Qu'est-ce que le rite sans la bonté ? Quand je parlerais toutes les langues des hommes et des anges, si je n'ai pas la charité, je ne suis rien... Et quand j'aurais le don de prophétie, la science de tous les mystères et toute la connaissance, quand j'aurais même toute la foi jusqu'à transporter des montagnes, si je n'ai pas la charité je ne suis rien...
« C'est saint Paul qui a dit cela, saint Paul, notre maître à tous... Chère amie, voulez-vous me pardonner ?
Un cerne de souffrance assombrissait son regard magnifique où brillait comme une lumière émouvante. Angélique l'écoutait en s'interrogeant sur la personnalité ambiguë de cette femme trop douée et trop désarmée aussi. Une rigide éducation religieuse mêlée à d'abstraites études scientifiques l'avait fait vivre, semblait-il, en dehors de la réalité, dans une atmosphère mystique exaltée. Elle aurait été certes plus à sa place à Québec, reçue par l'évêque, les Jésuites et les conventines, que jetée sur les rivages indépendants de Gouldsboro.
La rude Amérique ne serait pas indulgente à cette fragilité. Derechef, Angélique en eut pitié.
– Je ne vous en veux pas, dit-elle. Et je vous pardonne volontiers. Vous avez le droit de vous informer des lieux où vous vous trouvez et de la façon dont vivent ceux qui vous accueillent. Moi aussi, certes, je suis impulsive et je dis tout à trac ce que je pense. Il n'y a pas de quoi vous émouvoir ainsi. Vous allez de nouveau vous rendre malade.
– Ah ! Que je suis lasse, murmura la duchesse en passant une main sur son front. Ici, je ne me sens plus moi-même. Cette chaleur, ce vent incessant, cette odeur de sel et de soufre qui vient de la mer et ces cris déchirants des oiseaux qui ne cessent de traverser le ciel en masse, comme des âmes en peine... Je voudrais vous avouer quelque chose qui m'est arrivé ce matin, mais vous allez vous moquer de moi.
– Non, je ne le ferai pas. Avouez !...
– Satan m'est apparu, dit la duchesse, très gravement, tandis que les autres se signaient avec effroi.
Certes, ce n'est pas la première fois, mais aujourd'hui il s'est présenté sous un aspect peu ordinaire : il était entièrement rouge...
– Comme mon ange ! s'écria Adhémar qui se passionnait pour ce genre de confidences et semblait presque les provoquer.
– Rouge et hideux, poursuivait la duchesse, et ricanant, hérissé de toutes parts comme une bête velue et puante. J'ai eu à peine le temps d'ébaucher un signe de croix et les paroles de la prière sacramentelle... Il s'est enfui par la cheminée.
– Par la cheminée ?...
– Mon ange aussi ! se récria aussitôt Adhémar ravi.
– Je n'ignore pas que Satan peut prendre toutes les formes et qu'il affectionne aussi le rouge et le noir, continuait la duchesse. Mais cette fois j'ai été particulièrement effrayée. Je me demande ce que cet aspect nouveau que le démon a décidé d'emprunter pour m'ébranler peut annoncer ? Quelques malheurs, quelques tortures, quelques tentations nouvelles à m'infliger... Vous comprendrez pourquoi je souhaitais recevoir les secours d'un prêtre qualifié, s'il s'en trouvait dans les parages, acheva-t-elle d'une voix, malgré elle,tremblante.