– L'aumônier du Sans-Peur est reparti, mais peut-être le père Baure est-il encore par ici. Un Récollet qui est aumônier de M. de Saint-Castine du fort Pentagoët.
– Un Récollet, protesta la duchesse, non, c'est trop inférieur...
Cependant, Angélique examinait l'âtre par lequel Mme de Maudribourg prétendait avoir vu le Prince des Ténèbres s'envoler. Il s'y trouvait des cendres car, malgré la chaude nuit de juillet, on y avait fait du feu pour la malade, et Angélique elle-même, la veille, y avait jeté une bourrée pour une flambée afin de donner à la rescapée qu'on amenait une impression d'accueil rassurante.
En se penchant, elle distingua l'empreinte d'un pied nu. L'odeur en effet flottait encore presque tangible, mais pour Angélique elle était familière : « Un sauvage, pensa-t-elle, qui s'est introduit ici avec son effronterie particulière !... Peut-être me cherchait-il. Qui peut-il être ? »
L'incident lui rappelait l'apparition de Tahoutaguète, l'envoyé des Iroquois, lorsqu'il avait pénétré dans le camp de Katarunk parmi ses ennemis Abénakis pour atteindre Peyrac. Malgré cette évocation des Iroquois dont les partis de guerre commençaient à faire peser leurs menaces sur la région, Angélique se sentait plutôt rassurée et même contente.
– Je crois que c'est toi qui as raison, dit-elle en riant à Adhémar, il s'agirait plutôt d'un ange.
– Je vois que vous ne prenez pas au sérieux ma vision, se plaignit la duchesse de Maudribourg.
– Mais si, madame, je suis persuadée que vous avez vu quelque chose... ou quelqu'un, mais je ne crois pas que ce soit un démon. Voyez Adhémar ! C'est un esprit simple mais à ce titre son instinct des choses supra-terrestres est assez juste !
Sur ces entrefaites quelques coups brutaux furent tambourinés à la porte. Les fils de Mme Carrère se présentèrent, envoyés par leur mère pour aider Mme de Maudribourg à son déménagement et la guider vers son nouveau logis.
La peau tannée par l'air marin et la vie libre de chasse, de pêche et de rudes travaux auxquels ils étaient soumis, ces petits garçons et adolescents avaient belle mine. Ils affichaient les façons décidées de ceux qui ont pris leur existence en charge, loin d'une société compliquée et étouffée par des siècles de civilités et de règles de politesse aussi pointilleuse qu'oiseuse.
– Où est-ce que sont les bagages ? s'enquirent-ils.
– Il n'y en a guère, fit la duchesse. Monsieur Armand, avez-vous terminé votre grimoire ?
Le secrétaire sabla ses feuillets, les roula en poussant un profond soupir, et se leva.
La compagnie descendit l'escalier de bois du fort.
Angélique, malgré les dénégations de la duchesse qui assurait qu'elle se sentait en parfaite santé, prit le bras de celle-ci afin de la soutenir. Bien lui en prit, car en arrivant au bas des marches, Ambroisine de Maudribourg défaillit de nouveau.
Elle avait des excuses.
Barrant la porte de l'entrée, se dressait devant elles, dans toute sa superbe, Piksarett, le chef des Patsuikett, Piksarett le grand Baptisé, le plus grand guerrier de l'Acadie.
C'était bien lui à n'en pas douter qui s'était présenté ce matin, sans ambages, aux yeux encore neufs et candides des nouvelles immigrantes. Qu'elles l'eussent pris pour un démon n'avait rien d'étonnant.
Il avait ce jour-là un aspect particulièrement effrayant. Vêtu d'un simple pagne, il était « matachié » des pieds à la tête de rouge sombre, d'écarlate et de violet, dont les zébrures semblaient se dérouler en tourbillons et volutes savantes autour de chacun de ses pectoraux, de son nombril, des muscles saillants des cuisses, des genoux et des mollets, ainsi que ceux du bras et de l'avant-bras. Le nez, le front, le menton, les pommettes n'étaient pas exempts de la même ornementation, ce qui lui conférait un masque d'écorché vif dans lequel brillaient vivement son sourire de belette carnassière et ses petits yeux perçants et moqueurs.
Angélique s'empressa de le reconnaître.
– Piksarett, s'écria-t-elle, quel plaisir de te revoir ! Viens, entre, accommode-toi. Assieds-toi dans cette salle voisine. Je vais te faire apporter des rafraîchissements. Jérôme et Michel t'ont-ils accompagné ?
– Ils sont là, annonça Piksarett, en retirant sa lance pour livrer passage aux deux inséparables5.
Ce nouveau renfort de plumes et de peintures barbares acheva de troubler les Filles du roi et leur bienfaitrice. Mais Mme de Maudribourg se ressaisit non sans mérite. Elle avait beaucoup de contrôle d'elle-même. On sentait que Satan lui-même ne pourrait lui faire perdre sa dignité devant les femmes simples dont elle avait la garde.
Même lorsque Piksarett s'approcha d'elles jusqu'à les toucher et posa une main péremptoire et graisseuse sur l'épaule d'Angélique, la duchesse réussit à ne pas broncher.
– Tu as attendu ma venue, tu ne t'es pas enfuie, c'est bien, constata Piksarett s'adressant à sa captive Angélique. Tu n'as pas oublié que j'étais ton maître car j'ai posé la main sur toi dans le combat.
– Je n'aurais garde d'oublier cela. Et où veux-tu donc que je m'enfuie ? Assieds-toi ! Nous allons parler ensemble.
Elle les introduisit dans la salle centrale du fort où il y avait des tables et des escabeaux. Puis revint vers les Françaises qui écarquillaient de grands yeux mais se rassuraient peu à peu.
– Je vous présente un grand chef indien très réputé, dit-elle gaiement. Vous voyez qu'il ne s'agit pas de Satan. Au contraire, il est catholique et même très fervent. Un grand défenseur de la Sainte-Croix et des Jésuites. Ceux qui l'accompagnent sont deux de ses guerriers, eux aussi baptisés.
– Des sauvages ! chuchota Ambroisine. Ce sont les premiers que nous voyons, quelle émotion !
Elles continuaient à considérer de loin avec un mélange d'effroi et de répugnance les trois Peaux-Rouges qui prenaient place bruyamment au comptoir, en regardant autour d'eux avec curiosité.
– Mais... ils sont affreux et terrifiants, reprit la duchesse. Et puis ils sentent terriblement mauvais.
– Ce n'est rien, on s'habitue. Ce n'est que de la graisse d'ours ou de loup-marin dont ils s'oignent le corps pour se protéger du froid l'hiver, des maringouins l'été. On s'habitue. Je pense que c'est lui que vous avez cru voir ce matin, dans un demi-sommeil, comme une apparition ?
– Oui... Je... je crois. Mais oserait-il pénétrer ainsi dans vos appartements sans s'annoncer ?
– Tout est possible avec eux. Les sauvages sont sans vergogne, et tellement glorieux d'eux-mêmes qu'ils ne comprennent rien aux civilités des Blancs entre eux. En revanche, je dois vous quitter maintenant pour les recevoir car ils se vexeraient. Terriblement.
– Faites, ma chère. Je comprends qu'il faille ménager ces indigènes pour le salut desquels nous faisons dans nos couvents tant de neuvaines. N'empêche, ils sont terrifiants. Comment pouvez-vous être aussi enjouée avec eux et supporter qu'ils vous touchent !
Les réticences de la duchesse amusaient Angélique.
– Ils sont grands rieurs, dit-elle. Il faut les honorer et rire avec eux. Ils n'en demandent pas plus.
Chapitre 10
Piksarett accepta le tabac de Virginie, refusa la bière et avec encore plus d'indignation l'eau-de-vie.
– Le démon de l'ivrognerie est le pire de tous ; il nous ôte la vie ; il cause des meurtres, nous fait perdre l'esprit.