Et quelque chose en elle, subitement, s'indignait et renonçait à la lutte.
« Oui, c'est cela, s'avoua-t-elle. C'est cela qui ne va pas. J'étais très jeune quand la chose est arrivée. Une enfant gâtée au fond, qui avait tout reçu de la vie... et puis brusquement plus rien. »
Ce grand soleil sur ses dix-huit ans, ce soleil de l'amour, découvert, révélé, partagé dans l'éblouissement des fêtes de Toulouse, cette aurore de la vie baignant tout son être, chaque jour, chaque heure amenant comme une promesse. « Son pas inégal, sa voix, son regard sur moi... Je m'étais mise à croire à l'enchantement de la vie ; et puis tout à coup le grand froid, la solitude. Je n'ai jamais, au fond, accepté cela. J'ai gardé ma peur... et un peu de rancune envers lui. « Ils » le prendront, « ils » le vaincront, et il s'éloignera de moi sans se préoccuper de ma douleur. Nous nous sommes retrouvés, mais ma confiance n'est pas entière, ma confiance en lui, en la vie, en la joie. »
Peut-être restait-il entre eux quelque chose de cette obscurité de l'absence, des traces de blessures trop profondes. À Wapassou, la tâche presque inhumaine de survivre avec les leurs les avait aidés à renouer entre eux les liens de la vie. Une complicité d'action telle qu'ils n'en avaient pas connu jadis. Mais cette union chaleureuse leur avait caché des aspects différents de leur personnalité née de leur longue séparation, et aussi la hantise de cet inconnu de quinze années d'absence, les rendant vulnérables à de subites révélations.
Elle songea à la colère terrible de Joffrey, mais aussi à son geste, ce matin, quand il lui avait offert ce magnifique présent, ces pistolets espagnols, qui reposaient sur la table dans leur coffre ouvert. Et il l'avait serrée dans ses bras avec passion.
Mais la bienfaitrice des Filles du roi, la duchesse de Maudribourg, sauvée des eaux, avait été annoncée.
Il avait fallu se porter à sa rencontre et la soigner car elle s'était évanouie sur la grève.
Tout l'après-midi Angélique avait essayé de la faire revenir à elle. Maintenant elle semblait mieux et reposait depuis une heure avec calme dans le grand lit. Angélique avait écarté les suivantes, dont le désespoir devant l'état de leur maîtresse risquait de compromettre ce repos enfin bienfaisant. Mais maintenant elle regrettait de ne pouvoir s'éloigner. Joffrey n'était pas venu prendre de ses nouvelles, ne lui avait fait parvenir aucun message. Elle aurait voulu partir à sa recherche.
Elle regrettait aussi d'avoir, dans un premier mouvement de pitié, fait transporter la bienfaitrice dans leurs appartement du fort.
« J'aurais dû demander à Mme Manigault de l'hospitaliser. Ou bien à Mme Carrère ? Je crois qu'on a construit quelques chambres pour des seigneurs officiers de passage au-dessus de l'auberge. Il est vrai que c'est assez inconfortable et bruyant. Cette malheureuse avait besoin de soins vigilants. J'ai cru qu'elle ne sortirait jamais de son étrange prostration. »
Elle revint vers le lit mais, elle ne savait pourquoi, ses yeux évitaient de s'attarder sur le visage de la femme qui dormait là, reposant sur l'oreiller de dentelles.
Visage si jeune, d'une beauté si fragile, et comme meurtrie, qu'on en retirait une impression de malaise.
« Pourquoi m'étais-je représenté cette duchesse de Maudribourg sous les traits d'une vieille femme corpulente dans le genre de sa duègne Pétronille Damourt ? s'interrogea Angélique. Cela a l'air d'une mauvaise plaisanterie. »
Mme Carrère, qui l'avait aidée à dévêtir la duchesse de Maudribourg, avait dû partager la même perplexité devant le corps de déesse de la « bienfaitrice » car Angélique l'avait entendue marmonner des choses indistinctes en hochant sa coiffe rochelaise.
Mais elle et Mme de Peyrac, en femmes du Nouveau Monde, habituées à faire face à toutes sortes de situations soudaines, s'étaient tues. On en avait tant vu depuis quelques jours ! On ne pouvait pas passer son temps à s'étonner et à jeter les bras au ciel. Mme Carrère avait seulement murmuré en considérant les vêtements de la naufragée, la jupe de satin jaune, le manteau de robe bleu canard, le plastron rouge, le corsage azuré.
– Biglez-moi ces affûtiaux ! C'est pas une femme, ça, c'est un perroquet.
– Peut-être la nouvelle mode à Paris ? avait suggéré Angélique. Mme de Montespan, qui y régnait quand j'ai quitté la cour, aimait l'éclat.
– Possible, mais pour une dame d'œuvres, comme on dit qu'elle est, celle-ci !...
Les jupes et le manteau de robe étaient déchirés et salis. Mme Carrère les avait emportés dans l'intention de les nettoyer et de les ravauder.
Les bas rouges, à baguette d'or, jetés au sol, mettaient près du lit une tache écarlate. Précisément le petit chat, attiré, sauta des bras d'Angélique, et, après avoir examiné la chose avec circonspection, s'y installa en boule d'un air de propriétaire.
– Mais non, mon petit, tu ne peux pas te coucher là-dessus, protesta Angélique.
Derechef, elle s'agenouilla près de lui et eut beaucoup de peine à le convaincre que cette délicate couche de soie n'était pas faite pour son poil grisâtre de chaton malade, mais enfin, quand elle l'eut elle-même installé sur un morceau de couverture douillette dans un coin, il consentit à l'échange, la regardant de ses yeux obliques à demi clos qui semblaient dire :
« Du moment que tu t'occupes de moi et que tu comprends mon importance et te donnes du mal pour moi, je renoncerai à ces bas rouges. »
Elle ramassa les bas et les fit couler entre ses mains, rêveusement...
– Je les ai achetés à Paris, dit une voix, chez le sieur Bernin. Vous savez, Bernin, le mercier de la Galerie du Palais.
Chapitre 2
La duchesse de Maudribourg s'était éveillée et, appuyée sur un coude, elle observait Angélique depuis quelques instants.
Se tournant vers elle, au son de sa voix, Angélique reçut, comme naguère sur la plage, le choc du regard magnifique de la « bienfaitrice ».
« Quel charme y a-t-il dans ce regard ? » s'interrogea-t-elle en se rapprochant.
Les prunelles sombres semblaient dévorer le visage au teint filial et presque juvénile et lui conférer une sorte de maturité tragique, comme le regard de certains enfants trop graves, mûris par la souffrance.
Mais cela passa très vite.
Comme Angélique se penchait vers la duchesse de Maudribourg, l'expression de celle-ci était déjà différente. Il émanait de ses yeux une lumière douce, apaisée, et elle semblait examiner avec sympathie la comtesse de Peyrac, tandis que ses lèvres affichaient un sourire mondain de bienvenue.
– Comment vous sentez-vous, madame ? questionna Angélique, en s'asseyant au chevet de la naufragée.
Elle prit la main qui reposait sur le drap, la trouva fraîche sans fièvre aucune. Mais la pulsation du sang, au poignet fragile, demeurait agitée.
– Vous admiriez mes bas, demanda Mme de Maudribourg. N'est-ce pas qu'ils sont beaux ?
Sa voix harmonieuse paraissait un peu affectée.
– Leur soie est entremêlée de poils de chèvre des Afghans et de fils d'or, expliqua-t-elle. C'est pourquoi ils sont si doux et si brillants.
– C'est, en effet, une fort jolie chose élégante, convint Angélique. M. Bernin, que j'ai connu jadis, a gardé sa réputation.
– J'ai aussi des gants de Grenoble, compléta avec empressement la duchesse, parfumés à l'ambre. Où sont-ils ? J'aimerais vous les montrer...
Tout en parlant, son regard errait autour d'elle, et elle ne semblait pas très bien imaginer où elle se trouvait ni qui était cette femme, assise là auprès d'elle, avec sa paire de bas rouges entre les mains.