Il lui aurait été facile de dominer par le seul pouvoir de la force, de sa science, de son caractère audacieux, inventif, sans cesse en mouvement, en perpétuelle avance de développement. Il n'en avait pas moins gardé le goût d'accorder à la vie et à ses charmes l'attention nécessaire, réservant aux simples, aux faibles, la part qui leur était due, à la grâce de l'enfance, à celle des femmes, un intérêt spontané, comme à toutes choses vivantes qui méritent honneur et amour.
C'était cela qui faisait qu'on se trouvait si bien près de lui. Et Angélique s'émerveillait d'avoir, parmi toutes les créatures, su captiver et retenir cette personnalité d'homme hors du commun, à la fois intraitable et tendre, supérieure et modeste, dissimulée, ne se livrant pas, ne se dévoilant pas volontiers, mais sûre et droite d'intentions. Le drame récent l'avait prouvé, les obligeant tous deux, pour ne pas se perdre, à violenter la pudeur de leurs sentiments, à se mettre à nu l'un devant l'autre.
Angélique en retirait une extraordinaire impression de sécurité vis-à-vis de lui. L'angoisse venait d'ailleurs.
Elle laissa glisser ses mains le long des épaules de son mari. Le toucher, le sentir, lui était un réconfort, un bonheur, dont elle se demandait avec crainte comment elle pourrait en être privée et survivre.
Elle baissait la tête. Enfin elle interrogea avec hésitation.
– Vous allez être obligé de repartir, n'est-ce pas ? Afin de porter secours à ces officiels de Québec qui sont bloqués dans la rivière Saint-Jean par le navire de Phipps ?
Il lui releva le menton comme à une enfant triste qu'on regarde dans les yeux afin d'essayer de la consoler, de la convaincre.
– Il le faut. C'est une occasion à saisir de rendre service à ces mauvaises têtes de Québec.
– Mais enfin, dit-elle nerveusement, expliquez-moi une bonne fois pourquoi ces Canadiens nous en veulent tellement ! Pourquoi voient-ils en moi une démone, en vous un dangereux envahisseur de territoires français. Cet emplacement appartient par les traités au Massachusetts, vous l'avez acquis en bonne et due forme... Les Canadiens ne peuvent pourtant pas prétendre tenir tout le continent américain sous leur coupe.
– Mais si, ma chère ! C'est exactement leur ambition, à la fois nationale et catholique... Servir Dieu et le roi c'est le premier devoir d'un bon Français, et ils sont prêts à mourir pour cela, même s'ils ne sont qu'une poignée de quelque six mille âmes en face des deux cent mille Anglais du Sud. À cœur vaillant rien d'impossible ! Malgré les traités, ils continuent à considérer tous les territoires aux alentours de la Baie Française comme français. La preuve en est les nombreuses seigneuries et censives qui se maintiennent un peu partout : Pentagoët avec Saint-Castine, Port-Royal, etc., et chaque année le gouverneur de l'Acadie vient toucher ses redevances sur ses domaines. Intrusion qui ne complaît pas tellement à ces lointains sujets du roi de France. Avec le temps, les Acadiens ont fini par se considérer comme indépendants, un peu à l'image de Gouldsboro, c'est pourquoi Castine est venu me demander de grouper sous mon égide les différents colons qui peuplent la baie tant français qu'écossais ou anglais et qui s'y considèrent, chacun à part soi, comme chez lui de son plein droit.
« Évidemment si la chose a été commentée à Québec, je ne peux être là-bas en odeur de sainteté et encore moins auprès dudit gouverneur d'Acadie, surtout au moment où il vient ramasser les impôts de ses sujets récalcitrants. Aussi le tirer d'un mauvais pas me semble politique.
– Que lui est-il arrivé ?
– En représailles des massacres que les Abénakis menés par des Français ont perpétrés à l'Ouest, en Nouvelle-Angleterre, le Massachusetts a envoyé un amiral et quelques navires afin d'essayer de châtier tous les Français qui pourraient leur tomber sous la main. Quoique justifié, un tel projet ne pouvait qu'aggraver notre situation déjà précaire et ne mènerait à rien. C'est assagir Québec qu'il faudrait et non pas attaquer quelques petits propriétaires acadiens qui se cramponnent comme ils peuvent aux terres qu'ils ont reçues de leurs ancêtres et qu'ils font fructifier bon an, mal an. J'ai réussi à détourner l'amiral Sherrilgham, mais le Bostonien Phipps qui l'accompagnait n'a rien voulu entendre ; il a poursuivi seul et ayant eu vent que des officiels de Québec, dont le gouverneur d'Acadie Villedavray, et aussi l'intendant de la Nouvelle-France Carlon, et divers gentilshommes de renom se trouvaient à Jemseg, il est allé bloquer l'entrée de la rivière Saint-Jean. Il les empêche ainsi de descendre le fleuve et de reprendre la mer. M. de Villedavray qui ne tient pas en place a préféré s'échapper à pied par la forêt. Grâce au brouillard, il a pu monter à bord d'un morutier sans attirer l'attention des Anglais et se rendre ici pour me demander aide. Bien que me considérant comme un rival honni et un ennemi en puissance, il veut surtout sauver son navire que je soupçonne plein de précieuses pelleteries collectées au cours de sa tournée de gouverneur. J'aurais mauvaise grâce à lui refuser ce service.
« Si Phipps réussit à capturer ces gens ainsi que leurs navires et à les ramener prisonniers à Boston ou à Salem, cela ira jusqu'à Versailles, et le roi peut y voir le prétexte qu'il cherche précisément pour déclarer la guerre à l'Angleterre. Tous ici nous préférons notre paix boiteuse à un nouveau conflit.
Elle l'écoutait, en état d'alerte. Par sa bouche et bien qu'il nuançât les faits afin de ne pas l'effrayer, elle comprenait mieux la fragilité de leur situation et la charge qu'il assumait sur ses épaules.
Qu'il était seul, mon Dieu ! Pour quoi, pour qui voulait-il lutter ?... Pour elle, pour l'enfant Honorine, pour ses fils, pour les parias du monde qui étaient venus se mettre sous sa bannière, à l'ombre de sa force. Pour créer, pour avancer, pour bâtir et non détruire...
– C'est un des incidents classiques de la Baie Française avec sa faune humaine de toutes les nations, conclut-il. (Il eut un sourire.) Aucun traité n'en viendra à bout tant qu'il y aura de tels brouillards, de telles marées, de tels recoins de rivière pour s'y faufiler et s'y cacher de tous... C'est un pays de refuge et d'escarmouches, mais qu'importe, je vous y construirai un royaume...
– Y a-t-il quelque danger dans l'expédition que vous allez entreprendre ?
– C'est une promenade. Il s'agit seulement d'aider les Français, d'éviter que les Indiens de l'endroit n'entrent dans le conflit et, en somme, d'enlever à Phipps le butin auquel il avait quelque droit. Il sera furieux mais il n'est pas question que nous en venions aux mains.
Il la serra dans ses bras.
– J'aurais voulu vous emmener.
– Non, c'est impossible, je ne puis laisser seule Abigaël. Je lui ai promis que je l'assisterai dans ses couches, et... je ne sais pourquoi, je crains pour elle, et je sens qu'elle-même, malgré son courage, est inquiète. Ma présence la rassure. Je dois rester.
Elle secoua la tête à plusieurs reprises comme pour chasser la tentation qu'elle avait de se cramponner à lui, de le suivre coûte que coûte dans un désir impulsif, qu'elle n'analysait pas.
– N'en parlons plus, fit-elle courageusement.
Et elle alla s'asseoir dans le fauteuil. Le chat, comme décidant à ce signal qu'on avait assez joué et discouru, sauta sur ses genoux et se roula en boule.
Il paraissait si amical et content de vivre qu'il lui communiquait un peu de sa quiétude. « Honorine en sera folle », songea-t-elle.
Honorine ! L'angoisse à nouveau ! Son cœur se gonflait. Il allait partir et elle serait seule pour lutter. Contre quelle menace ?
Le navire inconnu entrerait-il en jeu, et les hommes qui le montaient et qui semblaient avoir reçu pour mission d'embrouiller leur destin ? Qui les envoyait ? Les Canadiens ? Les Anglais ?... Cela ne tenait pas debout. La situation avec leurs voisins était plus franche. Les Canadiens jetaient l'anathème, attaquaient. Les Anglais avaient d'autres chats à fouetter que de déranger un homme qui leur était utile et avec lequel ils avaient passé d'intéressants accords.