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Alors ? Un ennemi personnel de Joffrey ? Un rival de commerce qui briguait la place, voulait sournoisement décourager les premiers occupants ? Déjà ne l'avait-on pas vendu en sous-main à Barbe d'Or ! Mais alors pourquoi s'attaquait-on à elle ? Elle se sentait si particulièrement visée qu'elle en était oppressée. C'était si fort qu'elle avait l'impression que si elle n'avait pas existé, Joffrey aurait pu demeurer en paix.

Elle ne put s'empêcher de le lui dire.

– Si vous ne m'aviez pas auprès de vous, la situation pour vous serait plus facile, je le sens.

– Si je ne vous avais pas près de moi, je ne serais pas un homme heureux.

Il regarda autour de lui.

– J'ai bâti ce fort dans la solitude. Vous aviez disparu de ma vie. Pourtant, tout au fond de moi, quelque chose n'acceptait pas l'idée de votre mort. Déjà d'avoir retrouvé Florimond et Cantor m'était comme un gage de je ne savais quelle promesse. « Elle vient, me disais-je tout bas, elle arrive, ma bien-aimée... » C'était fou, mais d'instinct j'ajoutais certains détails... pour vous... C'était juste un peu avant le temps où allais retourner en Europe, pour ce voyage où par hasard je rencontrerai sur un quai espagnol Rochat, qui me dirait : « La Française aux yeux verts, vous savez, celle que vous avez achetée à Candie... elle est vivante. Elle est à La Rochelle. Je l'ai vue là-bas, il y a peu... »

« Comment exprimer la joie foudroyante d'un tel moment ! Le ciel qui éclate !... Brave Rochat ! Je l'ai accablé de questions. Je l'ai comblé comme l'ami le plus cher... Oui ! Le destin a été clément pour nous, même s'il a pris parfois des chemins bien détournés.

Il vint lui baiser les deux mains.

– Continuons à lui faire confiance, mon amour.

Chapitre 12

Angélique et Abigaël se tenaient toutes deux au centre du jardinet, parmi les hautes touffes des fleurs et des herbes. C'était un jardinet entourant la maison des Berne et clos d'une barrière à la façon de la Nouvelle-Angleterre, et comme chaque femme de colon se devait d'en avoir, pour préserver la santé de sa famille par des remèdes, en ces lieux où l'apothicaire était souvent fort éloigné, également pour relever et affiner les mets souvent fades, poissons et gibier. On y ajoutait quelques légumes, salades, poireaux, radis, carottes, et beaucoup de fleurs pour la joie du cœur.

Le printemps avait été doux. Les premières semences déjà s'épanouissaient. Du pied, Abigaël écarta une feuille ronde et velue qui s'avançait hors de la plate-bande.

– À l'automne, j'aurai des citrouilles. Je les garderai pour l'hiver. Mais j'en cueillerai quelques-unes lorsqu'elles ne seront encore que de la grosseur d'un melon. On les cuit sous la cendre, et on les mange comme des pommes, au four.

– Ma mère aimait les jardins, dit Angélique soudain. Au potager... je la revois, elle œuvrait sans cesse... Je la revois tout à coup...

Tout à coup elle revoyait sa mère. Grande et racée, elle passait, silhouette effacée, sous son chapeau de paille, des paniers au bras et parfois aussi un bouquet de fleurs qu'elle tenait serré sur son cœur comme un enfant.

– Ma mère !...

C'était une vision effacée, et qui soudain la traversait sans raison.

« Mère,protégez-moi »,songea-t-elle.

C'était la première fois qu'une telle intercession lui venait au cœur. Elle prit la main d'Abigaël à ses côtés et la tint doucement dans la sienne. Abigaël, grande, sereine, vaillante, ressemblait-elle à la mère oubliée ?

Dans l'après-midi Berne était venu convier M. et Mme de Peyrac à lui faire l'honneur de partager leur repas du soir. Cette invitation inattendue semblait vouloir prouver que l'honorable et intraitable protestant désirait, ainsi que ses coreligionnaires, faire amende honorable vis-à-vis du maître de Gouldsboro et lui témoigner leurs désirs d'effacer les propos plus que vifs échangés au moment de l'intronisation de Barbe d'Or. Conscient de cette volonté de réconciliation, le comte de Peyrac avait accepté la requête et, au crépuscule, s'était rendu avec Angélique à la demeure des Berne.

Mais les personnalités des antagonistes étaient si fortes et les souvenirs entre eux si chargés de passions et de violence que cette rencontre n'avait pas été sans créer une certaine tension émotionnelle.

Laissant les deux hommes en tête à tête, Abigaël avait entraîné Angélique au-dehors afin de lui montrer son jardin.

L'amitié des deux femmes était au delà de toutes les querelles. D'instinct, elles s'isolaient, se refusant de considérer de trop près ce qui dans les actions des hommes pouvait blesser par trop, se défendant de juger avec intransigeance, afin de préserver entre elles ce lien nécessaire de leur affection mutuelle, cette alliance de leurs deux sensibilités féminines. Si différentes qu'elles fussent, elles avaient besoin de s'aimer. C'était un refuge, une certitude, quelque chose de doux, de vivant que l'absence même ne pourrait plus rompre et que chaque épreuve traversée avait fortifié au lieu de détruire.

Des lueurs de nacre, qui mouraient sur l'horizon des îles, mettaient comme un reflet sur le fin visage d'Abigaël et accentuaient sa beauté. Les fatigues de son état n'avaient pas altéré ses traits ni brouillé son teint très pur. Elle portait toujours son sévère bonnet de La Rochelle, qui n'était pas la coiffe la plus répandue parmi les dames de la ville, mais lui venait de sa mère défunte et qui était de l'Angoumois, où l'on ne s'embarrassait pas de dentelles et de rubans. Cette coiffe au style austère lui allait mieux qu'à quiconque.

– Ainsi donc vous êtes heureuse ?... demanda Angélique.

Abigaël tressaillit et, sans l'obscurité, Angélique eût pu la voir rougir. Mais elle maîtrisa son émotivité, et Angélique devina dans l'ombre son sourire.

– C'est trop dire que de l'affirmer. Comment remercier Dieu ? Chaque jour, je découvre les trésors du cœur de mon mari, la richesse de son intelligence et de son savoir, sa sagesse, ses qualités profondes d'homme fort, dur parfois mais plein de sensibilité... Je crois qu'au fond... il est très bon. Mais c'est une vertu dangereuse en notre temps et il le sait.

Elle ajouta rêveusement :

– J'apprends à aimer un homme. C'est une étrange aventure. C'est quelque chose de grave, un homme, de différent, d'inconnu, mais de tellement important. Je me demande si, nous autres femmes, nous ne sommes pas un peu négligentes à cet égard, refusant d'accepter leur mentalité particulière. S'ils ne nous comprennent pas toujours, nous, faisons-nous l'effort de les comprendre tels que les siècles les ont façonnés, responsables du monde, ce qui est parfois une charge assez lourde, même s'ils s'en sont volontairement emparé ?

– Nous sommes les héritiers de l'esclavage et eux de la domination, dit Angélique. Voilà pourquoi cela crée parfois des étincelles. Mais c'est aussi une aventure passionnante que de chercher l'entente grâce à l'amour.

L'obscurité était presque totale. Les lumières des maisons et du port commençaient à briller, blanches comme l'opale sur tout ce bleu profond et dans les îles dispersées, des étoiles pâles, rougeâtres, surgies, révélaient des feux et des lanternes, des présences que le jour n'avait pas laissé soupçonner. Angélique dit tout à coup :

– On dirait qu'il y a quelqu'un qui nous épie... Quelque chose a bougé dans les buissons.

Elles écoutèrent. L'une et l'autre avaient l'impression que quelqu'un les observait non loin, tapi dans les buissons, et elles ressentaient ce guet comme une menace.