– De plus, en ces deux endroits, les géographes ont pu déterminer la présence de cette plate-forme glaciaire, dont on parlait tout à l'heure, et c'est une cause supplémentaire, par le fait du peu de profondeur de la mer, de l'amincissement à l'extrême de cette surface résistante de l'eau. Aussi dans nos parages la lune peut-elle en jouer comme d'un voile léger, docile à tous ses caprices. Comte, mon explication ne s'éloigne-t-elle pas trop de la rigueur scientifique ?
– Elle est juste et accessible à tous, convint Peyrac.
Il hocha la tête à plusieurs reprises en signe d'approbation.
Elle le regarda d'un air ardent et comme transporté. Ses lèvres étaient entrouvertes et laissaient percevoir le bord de ses dents brillantes et parfaites.
– Tout ceci paraît logique, convint le gouverneur, nais a-t-on pu établir à quel moment la douce Phébé exerce son influence sur nous autrement que dans nos rêves ?
– Elle exerce sa plus forte influence lorsqu'elle se trouve entre la Terre et le Soleil...
– Et les deux marées ? intervint vivement le quartier-maître.
La duchesse expliqua, de cette voix bien timbrée et forte qu'elle prenait lorsqu'elle parlait de sciences, que pour l'une et l'autre la lune ne se trouvait pas au même endroit par rapport au soleil. Lorsqu'elle se trouvait en quadrature, c'est-à-dire à angle droit du soleil, les deux influences se contrariaient et l'attraction était plus faible, la montée des eaux moindre. C'était la morte-eau, ou petite marée, d'une amplitude de moitié et qu'il ne fallait pas confondre comme le font souvent les personnes non habituées aux termes de marine, avec le reflux.
– Que se passe-t-il avec le reflux ?
– La lune s'éloigne, l'attraction cesse, les eaux soulevées retombent tout simplement.
– Cela me donne le vertige, commenta Villedavray, sceptique. On se croirait dans une balançoire ? Eh ?
Il guettait du coin de l'œil les réactions de Peyrac, mais celui-ci ne paraissait mettre aucunement en doute les affirmations de cette jolie femme. Au contraire. Une certaine satisfaction se devinait derrière ses traits burinés, volontairement impassibles.
– Ainsi les lois de Kepler auraient été confirmées ? questionna-t-il.
– Mais oui. J'ai d'ailleurs correspondu avec lui.
Le comte leva légèrement un sourcil.
– Avec Kepler ? fit-il, une nuance de doute dans la voix.
– Pourquoi pas ?
Elle le regardait à nouveau avec hardiesse.
– Est-ce qu'une femme, à votre avis, ne peut comprendre ces lois qu'il a dégagées de ses observations des phases de la planète Mars ? À savoir que les orbites planétaires sont des ellipses dont le soleil occupe un des deux foyers et aussi que les aires balayées par les rayons vecteurs allant du centre du soleil au centre de la planète sont proportionnelles au temps employé à les décrire, c'est-à-dire à les parcourir, et aussi ces lois qui affirment que les carrés des temps des révolutions planétaires sont proportionnels au cube des grands axes de l'allongement des orbites.
– Lois desquels Newton, le savant anglais, a dû dégager les lois de la gravitation universelle, dont l'attraction lunaire, acheva Peyrac qui n'avait cessé d'écouter la duchesse avec une attention extrême.
Angélique reçut comme un message secret l'écho de sa voix. Cette fois il n'y avait pas de doute. Il avait été profondément touché par ces propos qu'il venait d'échanger avec la duchesse de Maudribourg et qui pour tous les autres demeuraient hermétiques.
Elle fut soulagée d'entendre le marquis de Villedavray, qui n'aimait pas jouer les seconds rôles, rompre a nouveau le charme en l'interrogeant :
– Revenons donc à la lune ! Elle est plus proche de nous que vos sacrés centres immatériels. Une question encore, duchesse, pour ma gouverne, à propos des marées. Si j'admets un gonflement à la surface de la terre du côté de l'hémisphère qui regardera la lune au moment de l'attraction, comment le même phénomène peut-il se reproduire aux antipodes, de l'autre côté du globe ?
Elle lui dédia un sourire de commisération.
– Mais qu'est-ce que la Terre, monsieur, fit-elle avec douceur, dans l'immense système des planètes qui nous entourent : un simple point infime. L'influence de la lune, comme celle du soleil d'ailleurs, ne se contente pas de nous atteindre en un seul point. C'est-à-dire là où vous êtes.
« Elle nous enrobe littéralement, nous traverse de part en part, et n'est-ce pas merveilleux, quand on y réfléchit, cette communion avec les systèmes visibles ou invisibles qui nous entourent à l'infini, que peut-on faire d'autre que d'y reconnaître la grandeur de notre Créateur, Dieu, notre Père qui est aux cieux, acheva-t-elle avec ferveur, les yeux levés vers le firmament.
Une étoile s'y allumait dans l'or fluide du soir.
Et à ce moment un vol d'oiseaux passa avec de grands battements d'ailes, faisant planer comme un souffle, ample et furtif, au-dessus de l'assemblée silencieuse.
Angélique fut alors consciente d'un phénomène insolite, de quelque chose d'inhabituel qui survenait et dont personne, sauf elle, ne s'avisait. Elle-même d'ailleurs ne le perçut que de façon fugitive, comme si cela se passait ailleurs et ne la concernait point. Mais la vision se grava dans sa rétine de façon fulgurante ! Tous les hommes présents regardaient Ambroisine de Maudribourg.
La duchesse apparaissait d'une beauté surprenante avec son jeune et blanc visage, extatique et comme illuminé d'une passion sacrée. Angélique eût été incapable de dire combien de secondes s'écoulèrent, mais peut-être n'y eut-il qu'un instant très bref. Et peut-être même, en vérité, n'y eut-il aucun moment de silence.
La « bienfaitrice » se tourna vers le comte de Peyrac, en disant de sa voix un peu mondaine.
– Êtes-vous satisfait, magister ? Puis-je déposer fa toge ?
– Certes, madame. Vous avez répondu avec plus que de la capacité à ces questions ardues. Nous vous en remercions tous.
Elle le fixait toujours. Puis elle eut une moue souriante.
– Et mon présent ? fit-elle, comme se décidant. N'avez-vous pas dit que vous offririez un présent à quiconque pourrait expliquer la raison des marées et leur amplitude dans la Baie Française ?
– C'est juste, fit-il, mais...
– Vous n'aviez pas prévu que ce serait une femme qui vous donnerait la réponse ? émit-elle en éclatant de rire.
– Certes, convint-il en souriant, et si je songeais à quelques tresses de tabac pour la pipe de ces messieurs...
– Vous n'avez rien prévu pour moi... une femme.
Elle riait toujours, mais d'un rire plus doux, plus bas et comme indulgent.
– Qu'importe ! Je ne suis pas difficile. J'ai tout perdu dans ce naufrage... La moindre chose me fera plaisir. Mais j'ai droit à ma récompense... N'est-ce pas ?...
Il détourna les yeux comme s'il eût redouté d'affronter le regard à la fois hardi et candide d'Ambroisine de Maudribourg. Il parut sur le point de retirer de son doigt une de ses bagues pour l'offrir à la duchesse, puis, se ravisant, il chercha dans l'aumônière de cuir qu'il portait à son ceinturon et y prit une pépite d'or brut de la grosseur d'une noix.
– Qu'est-ce cela ? s'exclama-t-elle.
– Une des plus belles pépites trouvées en notre mine de Wapassou.
– Quelle chose extraordinaire ! Je n'en ai jamais vu.