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Puis le père Tournel, aumônier de Port-Royal, se présenta, sur le 140 tonneaux que la Compagnie des Associés de l'Acadie mettait à la disposition du propriétaire de Port-Royal. Il venait aux nouvelles, envoyé par la châtelaine qui s'inquiétait de ne pas voir revenir son mari. Hubert d'Arpentigny, le jeune seigneur, acadien du cap Sable, accompagnait le messager de Mme de La Roche-Posay.

Peyrac lui dit :

– Venez donc m'aider à effrayer l'Anglais dans l'estuaire de la rivière Saint-Jean.

– Qu'y gagnerais-je ?

– L'indulgence de l'intendant Carlon qui est sur le point de tomber entre leurs mains.

Hubert d'Arpentigny alla tenir conseil avec son intendant Pol-Renart et ses Mic-Macs. D'ailleurs n'était-il pas venu jusqu'ici, attiré par on ne sait quelle atmosphère de préparatifs de combat qui ne pouvait se concentrer qu'à Gouldsboro, seul lieu offrant des possibilités d'entrer en campagne par voie de mer. En faveur de qui, la guerre, et pour quel but ? La définition n'en était jamais aisée par là-bas, mais il y avait toujours un espoir de capturer des navires ou de piller un fort, ce qui aiderait à survivre pendant quelque temps pour les pauvres seigneuries perdues au bord des flots de l'Acadie française.

La vie avait, en ces heures, chacune trop pressée et trop occupée, une intensité fiévreuse et frémissante qui s'apparentait à la vivacité et à la force des coloris environnants. Le beau temps, immuable en ces deux jours, communiquait à la mer des bleus d'une richesse presque insoutenable. Le vent semblait sans cesse repasser sur l'émail du ciel pour l'aviver et le faire briller d'un azur sans défaut.

C'était aussi le temps des épilobes... Leurs longues coulées mauves, roses ou rouges s'échappaient de toutes les anfractuosités du paysage. La moindre combe ensoleillée était tendue de violet épiscopal, la moindre faille des falaises, soudain frangées de pourpre, laissait flotter leurs chevelures ardentes.

C'est une fleur en grappe sur une hampe haute et flexible, avec des feuilles étroites, au fer de lance, d'un vert-bleu.

Elles naissent à l'orée pierreuse et chaude des forêts et dévalent en rangs pressés tous les vallons et toutes les ravines qui s offrent à leur envahissement.

Leur épanouissement soulignait la somptuosité de l'été à son point le plus intense. La mer cependant demeurait violente, encensant les rivages de gerbes d'écumes neigeuses, et l'incessant grondement de ses coups de bélier heurtant les falaises et les roches roses ou bleues semblait se répercuter en tremblements sourds à travers la nature, insinuant dans les humains une tension légèrement angoissée, une exaltation à vivre et à participer à tout ce qui arrivait avec une passion décuplée.

Oui, il y avait de la guerre et de l'amour dans l'air, et aussi une hâte de creuser, de construire, d'abattre les arbres, de dessoucher, d'agrandir sans cesse l'aire vitale, de faire fructifier toutes choses établies, de fonder des couples nouveaux, de les abriter sous un toit, de les enrober de jardins, et de clore ces jardins de barrières, de tracer de nouveaux sentiers, de nouvelles routes, de nouvelles rues, d'édifier une église pour les nouveaux venus afin de les enraciner à jamais par les liens de l'âme, et d'élever des forts aux quatre coins de l'horizon pour les défendre à jamais de la destruction.

L'on ne savait quel élan informulé animait les gens de Gouldsboro, Huguenots et nouveaux immigrants, de se prouver à eux-mêmes sous l'impulsion de Peyrac et de Colin Paturel, la possibilité de leur survivance, malgré leur singularité, ou peut-être à cause d'elle, et la nécessité pour l'Amérique nouvelle, de leur présence insolite.

La façon dont, cet été-là, venaient à eux puritains et catholiques, coureurs de bois et pirates, Indiens et Acadiens, définissait leur rôle, et l'on sentait que, quelles que fussent les opinions, les sympathies ou les ambitions des uns et des autres, ce port indépendant, riche, bien protégé, bien fourni en marchandises, représentait déjà pour tous un centre commercial actif et dont toute la région Ouest du Nord de l'Amérique avait un besoin pressant.

Entraînée par ce courant qui jaillissait avec d'autant plus de force que l'étape avait été dure à franchir et qu'il avait fallu se serrer les coudes et se surmonter, se mâter durement l'âme et l'esprit pour y parvenir, Angélique remettait à plus tard... elle ne savait quoi ?... d'examiner au fond d'elle-même son inquiétude, son anxiété. On n'avait plus le temps « de couper les cheveux en quatre ».

Une voix lui soufflait qu'il fallait vivre « comme si de rien n'était ». Et sans qu'ils se communiquassent leurs pensées, elle savait que Joffrey de Peyrac agissait de même.

Paraissant uniquement préoccupé par les préparatifs de l'expédition, apportant toute son attention au radoubement des navires, à leur armement, à la défense du poste, aux constructions, se réunissant en de fréquents conseils avec Colin, d'Urville et les notables, songeait-il secrètement à ceux qu'il avait juré de trouver et de démasquer, les mystérieux rôdeurs de la Baie ?

Tramait-il contre eux ses plans ? Il n'en disait rien et Angélique, à son exemple, se taisait aussi, refusait même d'y songer.

Les démons seraient-ils dupes ?...

Le soir, les gens se réunissaient dans l'Auberge sous le port avec leurs hôtes de passage.

Il fallait honorer le gouverneur et son sulpicien, la duchesse et son secrétaire, M. de Randon et son frère de sang le grand Sagamore Mic-Mac, le baron de Saint-Castine et son futur beau-père, le chef Mateconando, le pasteur Thomas Patridge et les divers aumôniers.

Au cours de ces repas, la duchesse de Maudribourg, au grand soulagement d'Angélique, ne chercha pas à ramener sur le terrain scientifique la conversation générale. Villedavray très disert, en faisait les frais, et Peyrac qui soudain paraissait détendu et fort gai, à sa façon de jadis un peu caustique, mais pleine de boutades inattendues, lui donnait la réplique avec humour. Les philosophes anciens firent les frais de ces échanges, terrain neutre, et relativement sans danger pour des invités de si diverses obédiences.

Même le révérend Patridge, homme fort cultivé, daignait sourire. Ces papistes méritaient l'enfer, mais ils étaient distrayants. Il était étonnant de voir avec quelle finesse les chefs indiens pouvaient participer à ce genre de débats. Ils mangeaient avec leurs mains, rotaient, s'essuyaient les doigts à leurs cheveux ou à leurs mocassins, mais leur philosophie valait bien celle de Socrate ou d'Épicure.

Alexandre de Rosny, et son éternelle et inexplicable bouderie, servait aussi de point de mire et de tête de Turc. Villedavray et Peyrac essayaient d'expliquer le phénomène d'un si beau jeune homme si maussade, par la métempsycose, la réincarnation, la possession, l'hérédité, l'influence des astres, etc. Le tout sans méchanceté, mais avec beaucoup de verve, propositions que le jeune homme écoutait sans pour cela modifier ses traits assombris.

Tant d'impassibilité finissait par entraîner l'hilarité générale. Angélique remarqua cependant que la duchesse ne participait pas à l'entrain de l'assemblée. Elle souriait du bout des lèvres, et ses yeux trop grands avaient par instants des expressions tragiques. Aussi bien ses préoccupations premières étaient connues. Le dilemme avait éclaté au lendemain même du jour où elle avait si brillamment exposé la théorie de Galilée et de Newton sur les marées.

Dans la matinée, Mme Carrère avait apporté à Angélique les vêtements raccommodés de la duchesse, sauf le manteau de robe qui paraît-il, réclamait de plus longs soins.

– J'ai fait ce que j'ai pu, dit la Rochelaise de l'habituel air réticent qu'elle prenait pour parler des vêtements de la duchesse, mais qu'est-ce que vous voulez, des loques déchirées comme cela, je n'en ai jamais vu.