Portant sur son bras la jupe de satin jaune pâle, le corsage bleu, le plastron rouge, Angélique se dirigeait vers l'habitation de la duchesse, lorsqu'elle fut arrêtée par Aristide Beaumarchand qui paraissait l'attendre au détour d'un sentier.
Ç'aurait été trop dire qu'il reprenait bonne mine et n'avait plus rien de l'affreux pirate dont elle avait fendu puis recousu la panse à la pointe Maquoit. Mais, bien rasé, ses cheveux gras retenus derrière par un vague lien de cuir, les vêtements propres quoique flottants autour de son corps amaigri et tenant son chapeau à deux mains sur son estomac, il avait une apparence presque décente. Songeant à l'épreuve physique qu'il venait de traverser, il n'y avait pas longtemps, il lui fit penser à la résistance incroyable des chats dans la maladie ou la famine, leur refus de mourir qui force parfois l'admiration des humains. C'était, en vérité, un vieux chat, perclus de toutes parts mais increvable, et sa volonté de vivre, de se tenir debout, flageolant et livide, en continuant de râler et d'insulter, au risque « de faire tout sauter », finissait par inspirer de l'estime.
– Je vous attendais, madame, fit-il souriant de toutes ses quelques dents.
– Vraiment ? fit Angélique sur la défensive. J'espère que c'est avec de bonnes intentions.
Aristide joua l'offusqué.
– Bien sûr ! Qu'est-ce que vous allez chercher ? Vous me connaissez, pas vrai ?
– Justement !...
– Vous savez que je suis un brave garçon dans le fond...
– Dans le très fond.
Aristide tournait et retournait son chapeau entre ses mains avec embarras.
– Voilà ! se décida-t-il. Madame la comtesse, je voudrais me marier.
– Te marier, toi ? s'exclama-t-elle.
– Et pourquoi je me marierais pas comme tout le monde ? fit-il en se redressant de toute sa dignité de pirate repenti.
– C'est Julienne que tu aimes ? interrogea-t-elle. Cela semblait quelque peu insolite d'employer le mot aimer au sujet de ces deux personnages, mais, après tout, pourquoi pas, comme il le disait lui-même ? C'était tout de même bien d'amour qu'il s'agissait. Il n'y avait qu'à voir le teint de suif d'Aristide Beaumarchand rosir presque tandis qu'il détournait ses yeux chassieux avec pudeur.
– Oui, vous avez deviné tout de suite. Forcément. C'est la plus remarquable de toutes. Et moi, je ne m'intéresse pas à n'importe qui, il en faut pour m'intéresser, surtout chez les donzelles. Mais celle-là, c'est quelqu'un.
– Tu as raison. Julienne est une très bonne fille. Je l'ai un peu secouée au début pour la forcer à se soigner. J'espère qu'elle ne m'en veut pas.
– Pensez-vous ! Vous avez eu raison de la tarabuster comme ça. C'est que c'est une tête de mule, fit-il avec admiration. Elle le dit elle-même : « Mme la comtesse a eu raison de me calotter. Je suis une teigne ! » Elle vous adore, pis que la Madone !
– Bon ! Eh bien, tant mieux ! En as-tu parlé à ton capitaine, M. Paturel ?
– Sûr ! Je me permettrais pas de faire ma demande sans pouvoir présenter à Julienne un avenir bien assuré. J'ai expliqué à Barbe d'Or mes intentions. Avec ma part de butin que j'ai quelque part enterrée et la dotation qu'on reçoit ici, je pourrais acheter une chaloupe pour faire du cabotage et aller de poste en poste vendre mon tafia.
– Ton quoi ?
– Une idée à moi. Je m'y connais pour le rhum, vous savez !... Oh ! Bien sûr, quand je dis tafia, ça ne peut pas être du vrai tafia, du vrai rhum de distillerie, parce que de toute façon il n'y a pas de canne à sucre par ici. Mais j'entends un bon « coco-marlo » que je fabriquerai en partant des résidus de mélasse pour la fabrication du sucre. Ça, ça ne coûte rien. Au contraire, aux îles on vous paierait pour s'en débarrasser ! Rien que la peine de l'embarquer par couffins et Hyacinthe s'en chargera. Je me suis entendu avec lui là-dessus. Alors j'y ajoute de l'eau pour le faire fermenter, je le traite avec une bonne « sauce » pour le colorer et lui donner du goût : ça on a le choix des recettes, un peu de cuir râpé ou de chêne brûlé, de la résine, du goudron, je le mets à vieillir dans un tonneau avec un bon morceau de bidoche, et après je peux le débiter par pinte ! Un bon rhum pas trop cher ! Les gens des établissements de par ici, surtout les Anglais, ça leur plaira, et je pourrai troquer avec les Indiens. Ils ne sont pas regardants sur la qualité du moment que c'est fort.
« J'en ai parlé à M. le comte. Y peut me comprendre, lui, parce que je vois que c'est aussi son système : faire venir de la marchandise pas chère pour fabriquer des choses qu'on peut revendre cher. Ça s'appelle de l'industrie ça, seulement faut s'y connaître et avoir des idées...
– Et que dit-il ?...
– Y dit pas non.
Angélique n'était pas tellement convaincue que le comte de Peyrac approuvât hautement cette initiative de fabriquer sur son territoire un alcool de basse qualité, destiné à être vendu à titre de vrai rhum aux colons de la Baie Française, mais la bonne volonté d'Aristide Beaumarchand à devenir un homme rangé et industrieux méritait d'être encouragée.
– Eh bien ! Je te souhaite bonne chance, mon ami. Tu n'as donc plus envie de retourner aux îles ?
– Non ! Je veux m'établir. Aux Caraïbes, c'est pas une vie pour un ménage sérieux, et avec une belle fille comme Julienne, Hyacinthe me la soufflerait. Maintenant l'affaire n'est pas dans le sac, tant qu'on a pas l'accord de la Poison. C'est pourquoi je voulais vous demander, madame, de plaider pour nous.
– La Poison ? répéta Angélique ne comprenant pas.
– La bienfaitrice ! La « dusèche » quoi ! c'est qu'elle n'a pas l'air prête à les lâcher ses Filles du roi. Et faudrait la décider. Et je ne parle pas seulement pour moi. Il y a aussi Vanneau qui en tient dur pour la Delphine et...
– C'est entendu. Je vais demander à Mme de Maudribourg si elle a réfléchi à ce sujet, je lui parlerai de toi aussi.
– Merci bien, madame la comtesse, fit humblement Aristide, du moment que vous vous en chargez, je me sens mieux. Avec vous on sait comment ça marche, tambour battant, foi de Ventre-Ouvert !
Il lui adressa un clin d'œil complice. Sa désinvolture vis-à-vis de la duchesse de Maudribourg choquait Angélique, mais il fallait le prendre pour ce qu'il était : un frère de la côte de bas étage, sans foi, ni Dieu ni maître, et les nuances du tact lui seraient toujours étrangères.
Marie-La-Douce lui dit que Mme de Maudribourg était en oraison.
Mais sitôt que la duchesse entendit la voix d'Angélique, elle sortit du réduit où elle priait.
– Je vous apporte vos vêtements, lui dit Angélique, excepté le manteau...
Ambroisine jeta sur la jupe jaune, le corsage rouge un regard fixe, puis elle frissonna et fit le geste de les repousser.
– Non, non, ce n'est pas possible !... Je veux garder cette robe noire. Laissez-la-moi, voulez-vous ? Je porte le deuil, le deuil de ce navire et de ces malheureux qui sont morts si misérablement, et sans confession !... Le souvenir de cette horrible nuit me poursuit sans cesse. Je m'interroge sur sa signification et le dessein de Dieu sur nous par ce naufrage... Aujourd'hui, jour de Marie, nous devrions déjà être à Québec. Et je pourrais prier enfin dans la paix d'une cellule. J'avais beaucoup d'inclination aux Feuillantines où je me suis retirée après mon veuvage, à cause de leur grande austérité. Les Ursulines leur sont parentes. J'y serai en paix, je le sens. Cet ordre m'est plus proche qu'aucun autre, la conversation avec le prochain y étant plus conforme à celle que Notre-Seigneur a eue ici-bas dans l'instruction des âmes. Pourquoi... oh ! Pourquoi, au lieu de me mener à ce doux asile, m'a-t-il jetée sur ces rivages sauvages et désolés ?...