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Elle paraissait désorientée comme une enfant et ses veux immenses allaient, avec une expression interrogative et angoissée, du visage d'Angélique à l'horizon Bleu cru moucheté de blanc de la mer que l'on apercevait par la porte entrouverte.

Il faisait chaud à l'intérieur de la maison rustique, grossièrement meublée. Le sol était de terre battue où s'imbriquaient des galets ronds. Ce dénuement, dont s'accommodaient les colons d'Amérique dans leur volonté de rebâtir leur vie sur une terre neuve, paraissait en effet tout à coup insolite et cruel, si l'on considérait ces deux femmes, dans leur beauté aristocratique qui les désignait l'une et l'autre, héritières d'un vieux passé de noblesse, à briller dans les plus beaux atours à la Cour du roi, chargées d'honneurs et de bijoux, entourées d'hommages...

Tout observateur impartial eût pu en effet s'interroger sur les inconséquences d'un destin frappé de foie, qui s'était amusé à les réunir là, en ce point perdu, où chaque instant de survie représentait encore de la part de chacun un effort surhumain, côtoyant l'incertitude d'être encore vivant le lendemain.

De cet état latent, la sensibilité d'Ambroisine de Maudribourg était pénétrée jusqu'à l'âme, et tels étaient son inquiétude et son découragement qu'elle réussit un instant à les communiquer à Angélique.

Mais celle-ci avait son pôle, son port d'attache, la présence de l'homme auquel elle avait lié son existence, et cela lui tenait lieu de refuge et de certitude. Elle n'en était plus à se demander s'il fallait mieux se trouver ici que là.

Cependant, elle pouvait comprendre le désarroi d'une jeune femme accablée de responsabilités à laquelle manquaient ici des appuis sûrs, et le cadre de vie religieuse auquel elle était habituée.

Elle posa les vêtements sur l'une des paillasses de varech qui avaient été alignées le long des murs pour les Filles du roi.

– Ne vous agitez pas, dit-elle, et ne réfléchissez pas trop à ce qui vous manque ici. Bientôt vous pourrez rejoindre Québec et les Ursulines.

– Ah ! Si je pouvais seulement entendre la Sainte Messe...

– Vous le pourrez dès demain matin ! Voici que la mer nous apporte pléthore d'ecclésiastiques en nos murs.

– Il y a si longtemps, plusieurs semaines déjà, que je n'ai pu assister au divin sacrifice. J'y trouve toujours réconfort.

– N'aviez-vous pas un aumônier à bord ? s'enquit Angélique.

La réflexion de la duchesse sur les hommes morts sans confession lui rappelait qu'on n'avait retrouvé parmi les cadavres rejetés par la mer aucun revêtu d'une soutane ou d'une bure religieuse.

À la réflexion cela paraissait assez étonnant pour un navire frété en un but de mission religieuse et sous une obédience aussi pieuse que celle de Mme de Maudribourg.

– Si fait, dit celle-ci d'une voix sans timbre, nous avions le R.P. Quentin. Un oratorien que mon confesseur m'avait recommandé. Une âme très fervente, désireuse de se dévouer au salut des sauvages. Mais voyez quelle malédiction s'attachait à ce voyage : le malheureux s'est noyé au large de Terre-Neuve ! Il y avait un épais brouillard. Nous avons frôlé une énorme glace. Tout l'équipage criait : Miséricorde, nous sommes morts ! J'ai aperçu de mes yeux cette horrible glace. On l'entendait frayer tant elle était proche. La brume nous empêchait d'en voir la cime...

Elle paraissait prête à défaillir. Angélique attira un escabeau, elle s'assit et fit signe à la duchesse de s'asseoir aussi.

– Et le père Quentin ? demanda-t-elle.

– C'est ce jour-là qu'il a disparu. Nul ne sait ce qui s'est passé. Je revois toujours cette glace monstrueuse qui nous frôlait et je ressens encore son haleine mortelle et glacée. Il me semble que des démons la hantaient et la dirigeaient sur nous...

Angélique pensa que la « bienfaitrice », toute savante, pieuse et riche qu'elle fût, était vraiment trop impressionnable pour entreprendre de tels voyages toujours hasardeux et éprouvants. Son confesseur l'avait mal conseillée ou s'était trompé en la considérant comme une Jeanne Mance ou une Marguerite Bourgeoys, ces grandes femmes déjà célèbres du Canada français, qui ne comptaient plus leurs pérégrinations à travers l'Océan. Ou plutôt ce jésuite – car ce devrait être un jésuite – n'avait-il pas voulu exploiter au service des missions de la Nouvelle-France dont l'Ordre était responsable l'exaltation mystique de cette pauvre jeune veuve trop riche ?

Une sorte de pitié s'insinua dans le cœur d'Angélique, et elle se reprocha l'irritation qu'elle avait éprouvée hier envers la duchesse lorsque celle-ci avait fait son cours sur les marées et l'attraction de la lune.

Assise dans sa robe noire, les mains croisées sur ses genoux, et ses yeux profonds regardant au loin on ne sait quelle vision désolée, elle avait l'air plus que jamais, avec son teint de porcelaine fragile et ses cheveux noirs opulents, d'une infante orpheline.

Angélique eut conscience de la solitude véritable qui environnait cette femme. Mais il n'était pas facile de la secourir car elle semblait vivre en un monde à part qu'elle s'était créé.

– Où vous étiez-vous embarqués ?

– À Dieppe. En sortant de la Manche nous avons été en danger d'être pris par les Espagnols et les Dunkerquois. J'ignorais que les mers fussent si peu sûres...

Elle se ressaisit, secoua la tête, et son blanc visage s'éclaira d'un sourire.

– Vous devez me trouver ridicule ?... De m'effrayer de tout comme une enfant ?... Vous qui avez traversé tant de hasards et demeurez si sereine et gaie, tellement forte malgré la mort que vous avez frôlée tant de fois.

– Comment savez-vous cela ?...

– Je le sens... Certes, j'avais entendu parler de vous à Paris cet hiver, avant de m'embarquer. On prononçait le nom de M. de Peyrac comme celui d'un gentilhomme d'aventures dont les entreprises menaçaient les établissements de la Nouvelle-France. On disait qu'il venait d'amener, à l'automne, une recrue de Huguenots et une femme très belle, mais personne n'était certain que vous étiez son épouse. Aussi bien, peut-être, ne l'êtes-vous pas ?... Peu m'en chaut !... Je me souviendrai toujours de l'impression que j'ai ressentie en vous apercevant sur le rivage, si belle et rassurante parmi tant de visages d'hommes inconnus et farouches.

– ... Et aussi du sentiment que j'ai eu que vous étiez une femme différente de toutes les autres...

Elle ajouta rêveusement.

– Lui aussi, est différent...

– Lui ?...

– Votre époux, le comte de Peyrac.

– Certes, il est différent, dit Angélique avec un sourire. Et c'est pourquoi je l'aime !

Elle cherchait par quel biais ramener Ambroisine au sujet du mariage des Filles du roi.

– Ainsi donc, madame, malgré les circonstances dans lesquelles vous y avez abordé, Gouldsboro ne vous a pas trop déplu ?

La duchesse tressaillit et regarda vivement Angélique. Elle interrogea avec une anxiété qui faisait trembler sa voix.

– Vous ne voulez donc pas m'appeler Ambroisine ? Angélique resta surprise de la requête.

– Si vous le désirez.

– Vous pas ?

– Nous connaissons-nous assez pour cela ?

– On peut se sentir proches dès la première rencontre.

La duchesse de Maudribourg frémissait toute et paraissait profondément peinée.

Elle détourna les yeux et elle regardait à nouveau, par la porte ouverte, l'horizon de la mer comme s'il eut contenu son seul espoir.

– Gouldsboro ? murmura-t-elle enfin. Non ! Je n'aime pas ces lieux. J'y sens vivre des passions qui me sont étrangères et, malgré moi, j'éprouve depuis que je suis ici des tentations troublantes, de désespoir et de doute, et la crainte d'y apprendre qu'avant d'y aborder ma vie s'est égarée en des directions funestes.