– Faisons la paix, voulez-vous ? Et puis essayons désormais de nous exposer nos différents points de vue sans nous impatienter. Je crois que nous sommes toutes deux un peu « soupe au lait » comme tous les Français en général et comme les Poitevines en particulier, n'est-ce pas ?...
Son sourire quêtait un amendement. Elle était à peu près de la même taille qu'Angélique, mais son apparente fragilité qui, par instants, s'accentuait au point de faire craindre qu'elle ne s'évanouît, la faisait paraître plus petite. En ces instants, il émanait d'elle une séduction à laquelle Angélique aurait eu mauvaise grâce de résister.
– Soit, fit-elle consentant à sourire aussi, je reconnais qu'avec l'édit de Nantes nous nous sommes égarées sur un terrain brûlant et qui, après tout, ne nous concerne plus guère. Puisque vous comme moi, nous vivrons désormais en Amérique.
– Oui, cela contraint à envisager d'autres formes d'existence, et peut-être d'assouplir nos conceptions de vie. J'essaierai !...
Elles s'assirent à nouveau. Et Mme de Maudri bourg demanda des détails à propos de ces mariages.
Angélique s'efforça, avec mesure, de situer Gouldsboro et ses ramifications, dans le délicat « pas de deux » auquel la Nouvelle-France et la Nouvelle-Angleterre se livraient dans cette partie septentrionale du continent américain. Encore heureux que depuis quelques décennies les Espagnols ne s'en mêlassent plus. L'Anglais Drake les avait mis au pas. Trop sûrs qu'ils étaient de pouvoir partager le continent américain tout entier avec les Portugais selon les seules décisions du Pape.
Elle décrivit la position de la Baie Française, plus proche voisine des Anglais que des Français, soumise à eux par le traité de Bréda, mais demeurant sous l'influence française par ses habitants, par les postes et établissements qu'elle y gardait, en fait une région trop isolée et abandonnée des uns et des autres pour être régie par ces gouvernements lointains. De plus, couverte sur une mer d'une richesse exceptionnelle, qui ne gelait jamais, son indépendance naturelle la promettait à un avenir commercial exceptionnel, pour peu qu'elle pût s'organiser sous ses propres lois.
Dés qu'on parlait affaires, la duchesse de Maudribourg devenait très attentive et cessait de régler sa conduite sur des données mystiques élevées mais hasardeuses.
C'était un point commun entre elles deux. Elles pouvaient se comprendre à demi-mot et mettre cartes sur table.
La jeune veuve était très capable, et très au point sur les arcanes ou vicissitudes du commerce colonial, aussi bien français qu'anglais. Elle savait ce que les chiffres voulaient dire, avait le sens de ce qu'il fallait exiger au départ pour qu'une entreprise ne devînt pas déficitaire.
Comme tous les Français, qui tournaient leurs regards vers la colonie, elle s'intéressait fort aux pelleterines Angélique lui confirma ce qu'elle semblait savoir déjà : les sauvages des rivières Pentagoët et Saint-Jean étaient ceux avec qui on en traitait le plus. Les premiers fournissaient des peaux d'élans et d'ours, les seconds plus de castors et de loutres. Les peaux d'originals de la rivière Saint-Jean s'élevaient, une année ordinaire, à trois mille, celles de la rivière Pentagoët au double.
Voilà pourquoi ce baron de Saint-Castine est si riche, dit la duchesse d'un ton rêveur. En somme Gouldsboro pourrait devenir un port franc ?
Angélique ne confirma pas qu'il l'était déjà. Il fallait laisser à la duchesse le temps de peser entre sa fidélité au roi de France qui entraînait automatiquement le salut de son âme et ses intérêts financiers. Il semblait qu'elle eût toujours su mener sa barque sur ce point, mais elle se trouvait devant un dilemme.
– Je me rends compte à la lumière de vos paroles et de ce que j'ai vu ici, que l'avenir de l'Amérique est sans doute dans l'indépendance de ceux qui veulent la faire prospérer et non pas d'être lié à des obligations lointaines. Mes filles auraient certainement grand avantage matériel à s'établir ici. Mais la richesse n'est pas tout sur la terre...
Elle poussa un profond soupir.
– Ah ! Que j'aurais aimé pouvoir m'entretenir avec un de ces messieurs de la Compagnie de Jésus, afin de recevoir leur direction. Ils ont des grâces spéciales pour éclairer les âmes, et sont beaucoup plus larges d'esprit que vous ne semblez le croire. Ainsi pour eux, seul un but sacré compte, mais s'il peut se concilier avec une bonne assise matérielle, ils n'en sont que plus partisans. Un Jésuite verrait peut-être en cette affaire \a possibilité de compenser l'influence huguenote et anglaise dans vos parages. La foi de mes filles est solide. Elles sauront la communiquer à leurs époux et maintenir sur ces rivages la présence de la vraie religion. Qu'en pensez-vous ?
– C'est un point de vue, dit Angélique en se retenant de sourire. Il vaut bien celui de vouloir extirper l'hérésie par la seule violence.
Elle pensait que les Jésuites eux-mêmes devaient avoir parfois « du fil à retordre » avec leur – apparemment – inoffensive et docile pénitente, la duchesse de Maudribourg. Elle devait savoir les battre sur leur propre terrain en fait de raisonnements spécieux. Cela expliquait sans doute son influence et sa réputation dans les milieux théologiques. Mais la « bienfaitrice » en elle n'en restait pas moins réticente vis-à-vis du détournement de ses filles de la mission pour laquelle elle les avait engagées.
– J'ai promis à Notre-Dame d'aider à l'édification de la Nouvelle-France, dit-elle avec entêtement, et je crains qu'en me laissant inspirer par les intérêts que vous m'exposez, je ne manque à cette promesse sacrée.
– Rien ne vous empêche de conduire à Québec celles de ces jeunes femmes qui ne désireront pas rester ici. Et les autres ayant trouvé le bonheur qu'elles sont venues chercher dans le Nouveau Monde seront un gage d'alliance avec nos compatriotes du Nord. Nous ne désirons que l'entente...
Elles devisèrent encore jusqu'à ce que l'ombre eût envahi la maison. Les maringouins et les moustiques commencèrent à susurrer dans la pénombre, et Ambroisine se plaignit, en raccompagnant Angélique sur le seuil, des tourments que ces insectes lui faisaient endurer dès qu'approchait le crépuscule.
– Je vais aller vous quérir un peu de mélisse dans le jardin d'Abigaël, lui dit Angélique. En brûlant, ces petites feuilles dégagent un délicieux parfum, qui a la propriété d'éloigner nos tourmenteurs du soir.
– Il est bien vrai comme l'ont dit les missionnaires que les maringouins sont ici la seule plaie d'Egypte contre laquelle seule la fumée agit un peu. Merci d'avance pour votre mélisse.
Elle ajouta, comme poussée par une impulsion subite :
– Votre amie n'est-elle pas près de son terme ?
– Oui, en effet. Je pense que d'ici une semaine notre colonie comptera un petit personnage de plus.
La duchesse de Maudribourg regardait vers le golfe parsemé d'îles, qui, une fois encore, s'incendiait des mille feux du couchant. Leur reflet avivait sa carnation pâle, et ses yeux paraissaient briller avec une intensité plus grande.
– Je ne sais pourquoi, mais j'ai le pressentiment que cette jeune femme va mourir en couches, fit-elle d'une voix blanche.
– Que dites-vous ? cria Angélique. Vous êtes folle !
Subitement les paroles de la duchesse cristallisaient l'une des appréhensions vagues qui la tourmentaient. Oui ! Elle n'avait pas voulu se l'avouer. Mais elle aussi craignait pour Abigaël. Elle sentit le cœur lui manquer.
– J'ai eu tort de vous dire cela, s'effraya Ambroisine, la voyant pâle comme la mort ; décidément, je vous blesse sans cesse. Ne m'écoutez pas ! Certaines paroles me sortent de la bouche sans que j'y prenne garde. Mes compagnes au couvent m'accusaient d'être devineresse et de prédire l'avenir. Mais il n'y a pas que cela. Voyez, je songeais à l'inconfort de mes filles dans ce pays éloigné de tout secours, lorsqu'elles se trouveront à leur tour dans la difficile éventualité de mettre un enfant au monde et l'effroi m'a traversée.