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– Yes, Sir ! J'ai fait porter mes bagages au port ce matin comme vous me l'aviez recommandé. Et j'ai les pieds usés d'avoir couru après ce bandit qui ne devait pas être si loin et qui a dû bien se moquer de moi derrière un arbre.

Mr Willoagby s'avançait sans se presser, s'arrêtant de temps en temps pour retourner un caillou, se dressant à d'autres sur les pattes de derrière pour flairer et jeter alentour un regard olympien.

– Je vais vous faire payer vos fredaines, Mister, grommela le colporteur préparant une laisse pour s'emparer du volage.

Cependant l'atmosphère avait changé subitement et l'on s'activait avec diligence, selon un plan prévu. Il avait été décidé que dès que l'ours, membre important de l'expédition, aurait été retrouvé, un premier contingent d'embarcations plus lentes prendrait la mer, entre autres la grosse chaloupe qui avait amené les Acadiens et leurs sauvages, et qui les remmènerait avec cette fois armes et bagages, plus le colporteur et son ours, Mateconando, ses guerriers et sa fille, les deux Patsuikett, M. d'Urville et son beau-père indien, M. de Randon, etc. Cette flottille hétéroclite pourrait attirer la méfiance des Anglais. Peyrac et ses navires, plus rapides, les rejoindraient alors qu'ils auraient déjà pris position, pour débarquer aux environs de l'estuaire de la Saint-Jean.

Les Indiens alertés se réunirent aussi, et leurs jacassements habituels firent monter aussitôt le diapason. Castine se troublait. Il tenait doucement aux épaules la jeune Mathilde et lui murmurait en abénakis des paroles d'amour. Elle le regardait en souriant gravement, le rassurait de quelques mots sages. Ce n'était pas une expédition guerrière, disait-elle, à peine une promenade, et l'on rapporterait de ce pays fou du dieu Gloosecap toutes sortes d'histoires nouvelles, de trésors inconnus, d'alliances rassurantes, de cadeaux inattendus.

Cependant, celui qui avait provoqué ce remue-ménage par sa venue, l'ours Willoagby, ne semblait pas avoir tout à fait compris la gravité de l'heure. Avec beaucoup de souplesse et un flegme tout britannique, il se dérobait aux invites de son maître de se laisser enchaîner, puis traîner sur une barque, chose qu'il n'avait jamais beaucoup appréciée. Après quelques essais infructueux, Élie Kempton commença à s'énerver.

– En voilà assez ! cria-t-il en retournant brusquement son chapeau pour mettre la boucle par-derrière, ce qui était signe chez lui de grande colère. Willoagby, vous n'allez pas vous jouer plus longtemps de gens respectables ! Vous n'êtes qu'un ours après tout !...

Pour toute réponse, l'ours galopa lourdement à travers les groupes des Indiens qui s'égaillèrent avec des cris et des rires bruyants puis, se retrouvant subitement devant le père Maraîcher de Vernon, il se dressa de toute sa taille et lui posa lourdement sur les épaules ses dangereuses pattes griffues.

Le Jésuite ne cilla point et resta ferme. Il connaissait ce compagnon insolite qu'il avait embarqué naguère comme passager à la Nouvelle-York et il le salua courtoisement en anglais. Cependant, bien que de haute taille, l'ours dressé le dépassait quelque peu, et sa gueule rouge aux crocs aigus se balançait à quelques pouces du visage du religieux.

Les rires cessèrent, et Angélique se rapprocha, anxieuse.

Gavé de fruits, de grand air et de liberté, l'ours semblait être redevenu sauvage. Il s'écarta tout à coup et se tint devant le Jésuite en se dandinant et en grommelant, les pattes écartées comme s'il se préparait à le saisir et à l'enserrer.

– Il veut se battre, s'exclama Kempton. Ah ! Avez-vous jamais vu un ours aussi vif et badin ? Il trouve qu'on ne l'a pas assez regardé comme cela. Quel comédien ! Il veut lutter avec vous, Merwin.

– Non ! cria nerveusement Angélique, ce n'est pas prudent. Vous ne voyez donc pas que cette bête est très excitée ?

Mais le père de Vernon ne semblait pas troublé. Il considérait son redoutable interlocuteur avec bonhomie et souriait à demi. Ce n'était pas la première fois que l'ours le provoquait au combat.

– Battez-vous avec lui, Merwin, insista le colporteur. Sinon on n'en viendra pas à bout. Vous pouvez bien faire cela pour lui, non ? après tout ce qu'il a fait pour vous...

On pouvait se demander quels services particuliers Mr Willoagby, l'ours, avait rendus au patron du White Bird. Mais le petit colporteur du Connecticut jugeait l'existence d'après une optique très particulière, au centre de laquelle se trouvait son ami et compagnon d'enfance : l'ours.

Cependant l'ours s'inquiétait. Il paraissait déçu. N'avait-on pas d'amitié pour lui, surtout celui-ci qui avait toujours été, il en gardait le souvenir, un bon et franc adversaire.

– All right ! décida le Jésuite.

Il ôta son manteau qu'il confia au petit Suédois, rejeta les mocassins qu'il chaussait afin d'être pieds nus, et troussa sa soutane dans sa ceinture dégageant ses mollets maigres et noueux. Puis il se mit en garde devant l'ours.

Celui-ci poussa un grognement de satisfaction qui fit passer un frisson d'inquiétude parmi les spectateurs.

– En juillet l'ours est en rut, fit quelqu'un. Le Jésuite est fou.

– Qu'importe ! Le Diable, son maître, le soutiendra, lança le révérend Patridge avec un éclat de rire sardonique.

La foule s'était rassemblée en cercle étroit et compact. Même les Indiens se taisaient. Les hauts bonnets noirs et pointus des Mic-Macs oscillaient, groupés en masse attentive.

Tous les regards étaient fixés sur ce spectacle inattendu. Un fauve dressé dans toute sa force sauvage et un homme aux mains nues, prêts à s'affronter. Un seul coup des redoutables griffes pouvait ouvrir un ventre, défigurer à jamais. Mr Willoagby, dans ses joutes habituelles, n'en faisait pas usage. Kempton les lui avait un peu rognées. Mais aujourd'hui on s'avisait qu'elles semblaient particulièrement aiguisées, peut-être parce que l'ours paraissait moins bonhomme qu'à l'habitude. Il grognait en se dandinant et son œil avait un reflet rouge.

Tout à coup il fonça. Son adversaire se déroba à cette première attaque et en profita pour lui envoyer de côté une violente bourrade. L'ours ne sembla pas incommodé et fit demi-tour. Mais déjà Vernon Merwin lui envoyait dans le ventre un coup de genou violent. Mr Willoagby le reçut avec l'impassibilité d'un tronc d'arbre. Cependant, il marqua un temps d'arrêt. Merwin le contourna vivement et s'appuyant du dos à l'énorme dos velu commença à lui donner des bourrades et des coups de reins pour essayer de le déséquilibrer et le faire retomber sur ses pattes. L'ours résista, puis, à son tour, il essaya de repousser du dos son adversaire. S'il y parvenait et tombait sur lui il l'écraserait.

L'homme résistait, les. pieds arc-boutés, dans le sable. Pendant un moment ils furent ainsi dos à dos, luttant à celui qui déséquilibrerait l'autre.

Élie Kempton trépignait, jubilait, se frottait les mains.

– Ça commence bien. Wonderfull ! Ils sont extraordinaires ces deux-là !

Les gens commençaient à se rassurer, à se passionner.

– Je parie pour le Jésuite.

– Non, c'est impossible. L'autre est trop lourd...

Subitement, le père de Vernon se déroba à sa positon incommode d'un vif glissement de côté, et l'ours, entraîné par son poids, tomba en arrière. Il se releva aussitôt en roulant de côté et se retrouva sur ses quatre pattes. Il paraissait interloqué.

Le jésuite l'attendait à quelques mètres. Mister Willoagby regarda autour de lui d'un air mécontent.

Tout à coup il prit le galop, comme un boulet, fut sur l'homme qu'il projeta presque en l'air, l'envoyant rouler à quelques pas.

– L'ours aussi sait ruser, fit remarquer un des spectateurs à mi-voix.

Merwin demeurait à demi étendu, la face dans le sable, sans doute étourdi par le choc.