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– Il a son compte.

– Vaincu, Merwin ? interrogea Kempton.

Willoagby, content de lui, commença à donner des signes de victoire. Il se rapprocha, en se dandinant, du corps immobile, le flaira. Se recroquevillant brusquement, Merwin lui lança ses deux pieds dans le museau et, sous l'effet de la détente, l'ours lui-même recula, puis il s'enfuit littéralement et se tint à l'autre bout du cercle formant arène, en grognant de douleur.

– Vous n'auriez pas dû faire cela, Merwin, lança Kempton, mécontent. Ces bêtes ont le museau très sensible...

– Est-ce qu'on se bat, oui ou non ? grommela le jésuite qui se relevait, haletant. Lui non plus ne me fait pas quartier.

– Attention, cria-t-on.

L'ours fonçait à nouveau, et le père de Vernon évita le choc de justesse. Ce fut ensuite une série de passes et de joutes où la vivacité du Jésuite compensait, mais de plus en plus difficilement, les coups de boutoir, les assauts ou, au contraire, la force d'inertie de son énorme adversaire.

Tour à tour dressé pour mieux dominer l'ennemi, ou se remettant sur ses quatre pattes afin de se déplacer plus rapidement, l'ours faisait montre d'une intelligence quasi humaine dans sa tactique. La vaillance de l'homme, son audace, sa connaissance de la bête, sa force et sa souplesse hors du commun forçaient l'admiration.

C'était un beau combat.

Mais la tension montait. On ne pouvait se défendre d'une certaine anxiété.

– Mettez les pouces, Merwin, conseilla le colporteur. Cela vaudrait mieux pour vous !

Les longs cheveux noirs du jésuite balayaient son visage en sueur.

Il ne parut pas entendre. La lumière du soir commençait à répandre des lueurs safranées. Le teint de Jack Merwin avait une transparence ivoirine, mais on eût dit qu'il souriait, tandis que ses yeux au reflet minéral pétillaient soudain d'une sorte de gaieté qui le transformait.

Ce fut à cet instant que l'ours le prit dans ses bras. Un cri jaillit de l'assistance.

– Attention ! Il va l'étouffer !

La longue silhouette en soutane noire paraissait disparaître entre les pattes énormes.

Heureusement, Willoagby estimant avoir remporté la victoire lâcha son adversaire. Celui-ci glissa à terre et ne bougea plus. L'ours commença à regarder autour de lui avec fierté afin de recueillir les applaudissements.

Presque aussitôt il vacilla et s'écroula à son tour en soulevant un nuage de poussière.

L'ecclésiastique se dégageait non sans peine de la masse velue qui l'avait à demi écrasé dans sa chute.

Il se releva et s'épousseta d'un air flegmatique.

– Continuons-nous, Mister Willoagby ? interrogea-t-il en anglais.

Mais l'ours ne bougeait plus. On eût dit un énorme roc moussu, échoué là pour l'éternité. Ses yeux demeuraient clos.

Les gens étaient dans la stupeur de ce retournement subit de la situation.

– Hé, que se passe-t-il ? interrogea le petit colporteur du Connecticut éberlué, en se rapprochant avec inquiétude. Willoagby, mon ami !... On dirait que vous n'êtes pas bien ?...

L'ours ne bronchait pas. Il était parfaitement inerte. Difficile de croire que quelques secondes auparavant il évoluait en grognant sous l'admiration attentive des badauds.

Élie Kempton, atterré, le contourna, ne pouvant en croire ses yeux. Puis il éclata en imprécations.

– Vous l'avez tué, maudit papiste, hurla-t-il en s'arrachant ses quelques touffes de cheveux grisonnants. Mon ami, mon frère ! Quel affreux malheur ! Vous êtes un monstre, une brute sanguinaire, comme tous vos maudits papes.

– Vous exagérez, old boy, protesta Merwin. Regardez dans quel état je suis moi-même. Vous savez très bien que tous les coups que je pouvais lui donner ne lui font pas plus d'effet qu'une piqûre d'insecte. Je me suis contenté de l'attraper par la patte pour le faire chavirer.

– N'empêche qu'il est mort, sanglota Kempton, désespéré. Vous êtes une brute, Jack Merwin, un buveur de sang comme tous vos semblables. Jamais je n'aurais dû l'autoriser à vous affronter, vous, un Jésuite ! Vous l'avez tué, cette bête innocente, avec vos magies sataniques.

– Trêve de sottises ! s'impatienta le Jésuite. Il ne peut avoir grand mal, je m'en porte garant. Je ne comprends pas pourquoi il ne bouge pas.

– Parce qu'il est mort, vous dis-je, ou mourant... Milady ! Milady ! supplia le colporteur tourné vers Angélique, vous qui êtes guérisseuse, faites quelque chose pour ce pauvre animal.

Angélique ne pouvait se dérober à la prière du colporteur anglais, bien qu'elle fût assez embarrassée.

Elle n'avait encore jamais eu l'occasion de soigner un ours de cette taille. Elle non plus ne comprenait pas le mal qui avait pu terrasser si brusquement Mister Willoagby. Le père de Vernon avait raison quand il disait que les coups qu'il lui avait assenés, bien qu'il fût un boxeur et un lutteur fort redoutable pour un être humain, ne pouvaient guère importuner une pareille énorme masse capitonnée de graisse et de poils.

Elle envisagea le coup qu'il avait reçu sur le museau et qui avait paru le faire souffrir et elle s'agenouilla sur le sable tout près de la bête allongée et inerte dont la tête semblait fort petite et fine en contraste avec le cou trapu, et l'échine monstrueuse. Avec délicatesse, elle lui tâta le nez qui lui parut tiède et souple. Il n'y avait pas de sang. Elle le caressa à plusieurs reprises, remontant vers le front comme on flatte un chien. Penchée, elle observait les paupières closes dans l'entremêlement des poils. L'une d'elles parut frémir, puis s'entrouvrit, laissant filtrer vers Angélique un regard si humain et si triste qu'elle en fut bouleversée.

– Que vous arrive-t-il, Mister Willoagby ? l'interrogea-t-elle avec douceur. Oh ! Je vous en prie, dites-le-moi...

Il cilla légèrement, et elle eût juré qu'une larme glissait le long de son museau. Puis un profond soupir souleva la poitrine de l'ours et il referma les yeux comme dans un refus de considérer désormais un monde si amer.

Angélique se redressa et alla vers Kempton et le père de Vernon, qui attendaient côte à côte avec anxiété.

– Écoutez, dit-elle en anglais à mi-voix, peut-être me trompé-je, mais je vais vous donner mon opinion. Je crois qu'il n'a rien, seulement il est terriblement vexé. Cette chute, cette défaite alors qu'il se croyait vainqueur...

– Oh ! Mais oui, sans doute avez-vous raison, s'exclama Élie Kempton illuminé, j'avais oublié : cela lui est déjà arrivé une fois !... On n'a pas pu le bouger de trois jours !

– Trois jours ! Nous voilà bien, fit Peyrac en éclatant de rire.

– Et vous riez, s'indigna le colporteur. Mais ce n'est pas drôle du tout. Et je vous ferai remarquer que votre expédition de la rivière Saint-Jean est à l'eau !... C'est votre faute aussi, Merwin. Vous l'avez mis à plusieurs reprises dans une posture ridicule, surtout vous lui avez fait mal au nez. Je comprends qu'il soit vexé.

M. de Villedavray qui n'entendait pas l'anglais demanda ce que l'on tramait. On le lui dit. Il explosa.

– Comment ! On ne peut pas partir sans l'ours ? Le sort des hauts fonctionnaires de Québec dépend maintenant de la bonne volonté d'un ours !... C'est intolérable ! Monsieur de Peyrac, je vous somme de donner à cet ours l'ordre de se relever immédiatement ou bien... JE BOUDE ! ...

– Croyez que j'aimerais vous satisfaire, monsieur, dit Peyrac avec sang-froid, mais l'affaire ne me paraît pas simple.

Il considéra l'immobilité quasi minérale de Mr Willoagby qui paraissait endormi pour l'éternité.

– Peut-être pourrait-on essayer de panser son amour-propre de quelque façon, proposa Angélique. Si vous faisiez le mort, Merwin ? ajouta-t-elle en se tournant vers le père jésuite. Il se croira vainqueur et...

– Bonne idée, approuva Élie Kempton, enthousiaste. Je le connais ! Il a un cœur d'or. Mais il ne peut admettre d'être moins fort qu'un homme. Et, en effet, c'est illogique. Vous devriez être mort, Merwin. Faites comme si vous l'étiez...