– Est-ce Cantor que vous attendiez pour*prendre la décision du départ ?
– En partie... oui.
– L'emmenez-vous ?
– Non, je vous laisse à sa garde... et à celle de celui-ci, ajouta-t-il en désignant le petit chat.
Elle alla ramasser la bestiole légère, aux yeux immenses.
– Et de quels dangers doivent-ils me garder ces deux-là ?
La pensée, soudain, l'effleurait, de Colin. En l'abandonnant seule à Gouldsboro, dont Colin était désormais le gouverneur, Joffrey de Peyrac relevait-il encore une gageure ?
Mais non. Tout à coup c'était comme si chacun d'eux. Elle, Lui, Colin, avait pris sa place exacte. Il n'y avait plus de question à se poser à ce sujet, ni pour elle, ni pour lui, ni même pour Colin. Levant les yeux sur le visage de son mari, Angélique ne pouvait lire aucune arrière-pensée. Et elle-même songeait : quel homme peut exister pour moi en dehors de lui ?
Et c'était une chose si certaine, si simple à concevoir, comme une vérité inchangeable, qu'elle sentait que pour lui aussi la frontière avait été franchie des inquiétudes et des doutes corrosifs et malsains.
Et Colin, le juste, le fort, Colin, le franc, le droit, le savait aussi.
S'il demeurait à Gouldsboro, ayant accepté des charges qui convenaient à ses talents, c'est qu'il avait trouvé sa place personnelle, un équilibre, où la sérénité du sacrifice consenti fortifiait son goût de vivre et d'agir.
Au contraire, sa présence ici étayant celle de Peyrac faisait lever dans le cœur d'Angélique une chaude sensation de réconfort. Elle dit à mi-voix :
– C'est une bonne chose, n'est-ce pas, que Colin soit ici ?
– Oui. S'il ne tenait pas la place en main, je ne m'éloignerais pas.
Ces mots emplirent le cœur d'Angélique d'une joie qui rayonna malgré elle sur son visage.
En la regardant il ébaucha un sourire.
– Tout est encore trop instable dans notre situation, continua-t-il, et trop d'ennemis nous guettent, précisément à cette heure même. Or, Paturel est attentif. Il a un flair sûr, une poigne de fer et personne ne peut le circonvenir facilement. Je l'ai mis au fait de tout ce qui pourrait nous nuire. Il a... le sens de ce que nous sommes ici, de ce que nous pouvons obtenir de ces terres, de ces hommes. Il ne lâchera rien, ne laissera rien aller à vau-l'eau, s'accrochera. Enfin... il tient tout ce monde solidement. Il a vraiment reçu du ciel un don, un pouvoir sur l'humain.
– Comme vous-même.
– Moi, c'est autre chose, dit Peyrac, songeur. Moi, je les fascine, lui les convainc. Je peux les distraire et les attirer en les distrayant ou les récompensant, mais je reste lointain. Lui est proche, il est de la même glaise. C'est prodigieux ! Oui, merci à Dieu, Colin est là, et je peux vaquer à d'autres affaires.
Elle devina qu'il ne pensait pas seulement à l'expédition destinée à délivrer les fonctionnaires québécois. Son but en quittant Gouldsboro était surtout de pister et de débusquer les mystérieux ennemis, qui, à plusieurs reprises, les avaient déjà fait trébucher dans leurs pièges.
– Qu'est-il arrivé à Clovis ?
– J'avais chargé Cantor de le ramener de la mine entre Kennebec et Penobscot où je l'avais laissé. Je voulais l'interroger à propos de ce malentendu qu'il y a eu à Houssnock, lorsque vous vous êtes mise en route pour le village anglais, croyant le faire sur mon ordre. Cantor vous avait porté l'annonce, mais lui-même la tenait, m'a-t-il dit, de Maupertuis. Impossible d'enquêter près de celui-ci puisque les Canadiens l'ont enlevé. Cependant Cantor croyait se souvenir que Maupertuis avait fait allusion à Clovis comme lui ayant transmis mes consignes. Par Clovis, je suis certain que j'aurais pu avoir des renseignements plus précis sur ceux qui se plaisent à embrouiller notre écheveau. Or, voici que Clovis a disparu.
– Serait-ce encore de leur fait ?
– Je pressens que oui !...
– Qui peuvent-« ils » être ?
– L'avenir nous éclairera. Un avenir proche, je le souhaite, je les traquerai sans répit. On a aperçu la flamme de leurs navires dans les îles de la Baie. Peut-être ont-ils un lien avec la compagnie qui a vendu les terres de Gouldsboro à Colin.
Elle essayait de se souvenir de quelque chose que Lopez, un homme de Colin, lui avait dit. C'était comme une piste dont elle ne parvenait pas à saisir le fil.
– Et le père de Vernon ? Quel peut être son rôle dans tout cela ?
– Votre Jésuite, marin et lutteur de foire ?... Il me semble qu'il nous est favorable dans la mesure où vous l'avez entortillé dans vos filets.
– Que dites-vous ? Lui, c'est un marbre, un monument de froideur. Si vous saviez avec quelle impassibilité il me regardait me noyer à la pointe Monégan.
– N'empêche qu'il a plongé.
– C'est vrai.
Angélique caressa rêveusement le petit chat.
– J'avoue que j'ai de l'amitié pour lui. J'ai toujours eu du goût pour les ecclésiastiques, avoua-t-elle en riant. Que Dieu me pardonne ! Je crois trouver facilement avec eux un terrain d'entente, je ne sais lequel exactement.
– Vous leur offrez de la femme une image inconnue, ni pécheresse ni dévote, qui endort leur méfiance...
– Comment savait-il que Barbe d'Or m'avait capturée et qui l'a envoyé me chercher à bord du Cœur-de-Marie ?
– Confessez-le.
– Un Jésuite ! J'ai entrepris bien des œuvres réputées impossibles, comme de m'évader du harem de Moulay Ismaël. Mais confesser un Jésuite !... Jamais ! N'empêche, j'essaierai !
Chapitre 24
– Adieu, dit Mme de Maudribourg, en prenant les mains d'Angélique, adieu, je ne vous oublierai jamais !
Son magnifique regard enveloppait le visage d'Angélique avec une intensité désespérée, comme si elle eût voulu le graver pour toujours dans sa mémoire. Elle était d'une pâleur impressionnante, et Angélique sentit que les mains de la « bienfaitrice » étaient glacées.
– Vous me méprisez, n'est-ce pas ? chuchota Ambroisine. Mais je dois obéir à la volonté de Dieu. Ah ! Mon cœur se brise de quitter ces lieux. Quel charme y règne qui m'a déjà enchaînée ! Jamais la sainte discipline ne m'a paru si cruelle. Mais le père de Vernon a été absolu. Je ne dois pas rester ici. Je dois aller en Nouvelle-France...
– Vous me l'avez déjà expliqué, dit Angélique. Croyez que nous aussi nous regrettons, et pour beaucoup de raisons, la décision que vous avez prise de nous quitter. J'en vois plus d'un et plus d'une qui pleure aujourd'hui.
– Je dois obéir, chuchota Ambroisine.
– Eh bien ! Obéissez. Nous ne sommes pas gens, quoi qu'on en dise, à employer la contrainte dans un hasard comme celui-ci, pour retenir en nos murs ceux ou celles qui ne veulent point y demeurer.
– Vous êtes dure, dit Ambroisine d'une voix de reproche, qui s'étranglait comme si elle allait éclater en sanglots.
– Hé ! Que voudriez-vous de moi ? protesta Angélique qui sentait l'agacement la gagner.
– Que vous ne m'oubliiez point ! jeta Ambroisine qui parut sur le point de défaillir.
Elle plongea son visage dans ses mains, puis, se détournant d'Angélique, elle s'écarta à pas lents. Dans ses vêtements aux couleurs vives qu'elle avait revêtus à nouveau, elle paraissait plus que jamais un oiseau fragile.
Son court séjour à Gouldsboro la frappait d'une blessure mystérieuse.
Hier soir, après que le père de Vernon, remis de son combat avec l'ours, eut fait dresser une hutte de branchages pour recevoir ses pénitents, elle s'était aussitôt présentée pour se confesser à lui.
Peu après, Angélique l'avait vue arriver, bouleversée.
– Il refuse, s'était-elle écriée, il me déconseille fortement de laisser mes filles ici. Il dit que je dois quitter ces lieux où Dieu et le roi de France ne sont pas honorés, que mon devoir est de conduire mes filles en Nouvelle-France, à Québec ou à Montréal, et que je me suis laissé induire en tentation par vos libéralités dangereuses. « Une atmosphère séduisante, certes, m'a-t-il dit, mais où ces jeunes femmes auront tôt fait de se détourner de leur salut éternel, pour ne se préoccuper que des biens matériels... mais ici où la richesse du monde afflue. »