– Alors ? Ça ne va pas ?...
Puis reprenait son jeu avec une passion décuplée.
Elle s'avoua qu'elle était contente qu'il fût là. La nuit à venir et les jours qui suivraient lui paraissaient déjà interminables. Il faisait assez humide ce soir-là, dans la chambre. Elle voulut allumer une flambée, mais, ne trouvant pas de bois sec, y renonça. Et le bruit de la pluie et du vent s'amplifiait toujours dans cette pièce, mêlé aux éclaboussements des vagues proches, car le fort était bâti à la pointe d'un petit promontoire.
Tout à coup, vers dix heures, au début de la nuit, ce fut le silence.
Lorsque Angélique alla vers la fenêtre pour fixer le volet, tout s'était calmé : pluie, vent, choc des rouleaux puissants contre les rocs. Mais, par contre, un brouillard épais commençait d'envahir la nature. On le voyait s'avancer, venant de la mer, dans la nuit comme un haut mur blanchâtre..
Il roula ses volutes sur la plage où brillaient les feux de quelques mariniers, et fut là, entourant le fort. L'on ne voyait plus que sa texture livide, épaisse fumée sans odeur autre qu'un relent de mer et de terreau humide. Son haleine froide envahit la pièce. Toutes lueurs alentour s'étaient effacées, celles des feux de la plage comme celles qui brillaient derrière les fenêtres des maisons, elles-mêmes englouties.
Angélique prit courage et fixa le volet. Joffrey ! Où était-il ? Il connaissait la mer, mais le brouillard n'est jamais l'ami des navires.
Elle vaqua, songeuse, à quelques préparatifs avant d'aller dormir. Elle n'avait pas sommeil, mais ressentait la nécessité de se reposer. Cependant elle n'eût pu le faire, ce soir, sans avoir minutieusement rangé la pièce, inventorié chaque détail et retenu du regard la place de chaque chose. C'était un besoin qui lui semblait naître davantage d'un désir de sécurité que du sentiment d'aise à se trouver dans une chambre bien en ordre. Elle n'était pas maniaque pour cela. Une certaine effervescence, un certain mouvement dans la disposition ou l'accumulation des objets ne lui déplaisaient pas. Elle y avait toujours trouvé une sensation de vie, la preuve qu'une maison ou une pièce était habitée, respirait, participait. Elle aussi aimait avoir les choses sous les yeux. Mais, ce soir, elle voulait trier, faire le point, repartir à neuf. Elle plia des vêtements, les rangea dans les coffres soigneusement, referma, répertoria ses fioles, sachets, remèdes et simples, un peu dispersés sur une console, jeta ce qui était inutile, mit de côté ce qu'elle désirait avoir sous la main pour l'accouchement d'Abigaël. Le coffre de bois aux enluminures de saints Cosme et Damien était vaste et pratique. Elle prit plaisir à tout y ordonner au mieux. L'attention de Joffrey pour elle lui revenait et l'attendrissait, en même temps que son sentiment d'incertitude et de légère angoisse s'accentuait. Pourquoi craindre pour lui ? se répéta-t-elle une fois de plus. Il ne se lançait pas plus aujourd'hui dans une expédition différente de bien d'autres qu'il avait déjà tentées et menées à bien. Quel danger dont il n'eût déjà connaissance pouvait-il affronter désormais après une vie déjà longue à déjouer les mauvais coups du sort et la malice des hommes ?
Il reviendrait bientôt ayant pacifié la région, assuré la tranquillité des côtes au moins pour quelque temps – le temps pour les habitants de Gouldsboro de franchir, dans une relative quiétude, les difficultés d'un second hiver – ennemi non moins dangereux que pirates indiens et canadiens.
L'esprit en paix, Angélique et son mari pourraient remonter vers Wapassou et bien que les attendît là-bas une existence peut-être plus retranchée de tout secours, plus menacée que celle des pionniers des rivages, elle n'y songeait qu'avec le sentiment délicieux de retourner chez elle, dans son fief, en un lieu où elle se sentait véritablement à l'abri, avec lui. Où pouvait se dérouler leur vraie vie à tous deux, dans le déroulement des travaux et des joies simples et sans cesse renouvelées de leur existence familiale, des espérances et de la réalisation de projets rêvés et pour lesquels on avait œuvré ensemble, où il ne dépendait que d'eux, elle et lui, de maintenir l'atmosphère d'amitié et d'émulation avec leurs compagnons, qui, malgré leurs diverses origines, n'en restaient pas moins des compagnons choisis et qu'unissait la volonté de vivre aux marches des frontières, et d'y bâtir et défricher pour eux-mêmes certes, mais aussi pour le mieux-être des temps à venir, en ce pays riche et nouveau.
Elle ne s'inquiétait pas pour Wapassou en leur absence qui, en fait, serait relativement courte. Antine et Ritz étaient des hommes sûrs et les travaux intensifs de l'été ne permettraient guère aux nouveaux venus mercenaires comme aux premiers habitants de l'endroit de se poser des questions sur leurs difficultés de cohabitation. Peyrac avait remis des plans d'agrandissement du fort et de son enceinte qui occuperaient les mercenaires sans relâche, soit à bûcheronner, soit à édifier. Les mineurs aussi n'avaient pas à demeurer inactifs : extraire l'or et l'argent, creuser de nouvelles galeries, installer de nouveaux moulins ; tous seraient également requis pour les cultures, la chasse, la pêche, l'entretien des vivres. Même les enfants ne chômeraient pas. Angélique pouvait imaginer Honorine se livrant à la cueillette des baies et des noisettes en compagnie de l'ourson Lancelot.
Tandis qu'elle mettait en ordre les objets de son nécessaire, ce grand sac de cuir dont elle se séparait rarement, elle trouva le collier de Wampum que lui avait envoyé Outtaké, le chef des cinq nations iroquoises. Elle s'attarda à contempler ces symboles de perles violettes et blanches, où elle pouvait lire également l'assurance de leur quiétude à Wapassou. Cette fois, ils n'auraient pas à sacrifier leurs réserves de vivres aux mânes des Iroquois. Avec l'enceinte de hauts pieux de cèdre, flanquée de tourelles d'angle, avec leur petite garnison bien armée, qui saurait intimider, s'il s'en présentait, de trop hardis Canadiens, avec des bûchers bien garnis de bois et de solides cheminées de galets, ils seraient bien là-bas au long des jours d'hiver.
Et malgré les cruautés du récent hivernage, elle l'évoquait avec nostalgie.
« C'était le bonheur malgré tout, se dit-elle. Nous sommes si cachés là-bas, tout au fond de notre vallée sacrée du lac d'Argent, qu'il semble que les démons eux-mêmes ne peuvent nous y atteindre... »
Cette évocation des démons troubla de nouveau son humeur. Un rien l'exaltait ou l'abattait. Était-ce l'oppression du brouillard, dont elle sentait la domination ouatée, régnant sur la nuit et sur la mer.
– « Les » trouvera-t-il ?... Et que cachent ces ruses dont nous avons été victimes ?
Son esprit revint à la mer obscure et agitée où rôdait Joffrey de Peyrac à la recherche des invisibles et mystérieux ennemis. Elle eut de la peine à respirer. Puis elle se reprocha ces peurs sans fondements.
Pourtant, avant d'aller au lit, elle arma un de ses pistolets et le glissa sous ses oreillers.
Le silence du dehors, tellement inhabituel, lui communiquait l'impression d'être absolument seule dans un fort isolé et déserté de toute présence humaine.
Ce sentiment fut si puissant qu'elle ne résista pas à l'impulsion d'aller ouvrir la porte qui donnait sur l'escalier. Elle entendit le bruit de voix des sentinelles qui buvaient dans la salle commune, avec des hommes de Colin et quelques Indiens. Elle en fut rassérénée.
Elle se décida à se mettre au lit mais, malgré ses efforts, elle demeurait tendue dans une sorte d'attente.
Elle finit par s'endormir d'un sommeil troublé, à mi-chemin de la veille, où elle entrevoyait comme passant à travers la fantasmagorie des brouillards de la Baie Française des formes indistinctes. Marcelinela Belle et ses douze enfants parmi des coquillages qui fusaient, lancés à une vitesse incroyable, le monstre marin englouti dans la baie de Parsborro se retournant tandis que les eaux se gonflaient comme une pâte travaillée de ferments, le dieu Gloosecap qui se dressait, gigantesque. Et seul transparaissait soudain dans les nues fuligineuses son masque de démon livide, aux yeux d'agate transparente.