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– Que ne pouviez-vous donc pas ?

– M'éloigner de ces lieux... M'éloigner de vous... À mesure que le rivage s'effaçait je croyais mourir de douleur. Il me semblait que l'espoir d'atteindre je ne sais quel rêve de vie sereine et bonne m'était ôté une suprême fois... Que c'était là !  ! Que j'aurais dû demeurer... Je ne pouvais pas.

Des soupirs convulsifs la secouaient. À travers sa fine chemise de batiste, Angélique sentait les bras de la duchesse l'enserrer comme une liane souple mais à l'emprise irrésistible et brûlante. Le poids de ce front qui pesait contre elle irradiait en elle une indéfinissable impression de malaise et de douceur.

Elle réussit à déposer son bougeoir sur une console proche, et, prenant les mains d'Ambroisine qui s'incrustaient dans ses reins, elle parvint à en dénouer les doigts crispés et à s'écarter.

À ce moment l'appel de la corne de brume, soufflé d'une conque dans la Baie, s'éleva et flotta longuement à travers l'épaisseur ouatée du brouillard.

Ce long gémissement lugubre fit frissonner Angélique et un instant encore elle se demanda dans un éclair si la forme agenouillée là, devant elle, avait quelque parenté avec celle de la femme qui s'était embarquée naguère pour Port-Royal. Était-ce une apparition, un mirage, un cauchemar qu'elle vivait éveillée, sans pouvoir différencier la veille du songe ?

Les yeux d'Ambroisine de Maudribourg levés vers elle étaient d'une beauté surprenante. La lumière qui en émanait semblait plonger au tréfonds d'elle-même en un appel silencieux et fasciné.

La sirène de brume beugla à nouveau, prévenant les marins des dangers.

– Le brouillard, dit Angélique, comment avez-vous pu franchir le brouillard ? Où sont vos filles ? Quand avez-vous débarqué ?

– Mes filles sont à Port-Royal sans doute à cette heure, expliqua la duchesse. Tout à coup, une barque de pêche nous a croisés. Elle allait vers Gouldsboro. Je n'ai pu y tenir. J'ai dit aux miens de continuer sans moi et j'ai demandé aux pêcheurs de me prendre à leur bord. Ils m'ont fait aborder non loin d'ici. Malgré les brumes je me suis retrouvée sans trop de peine. Je me suis dirigée vers le fort, le fort où je savais que vous reposiez. Les sentinelles m'ont reconnue.

– Les sentinelles auraient dû m'avertir, interrompit Angélique contrariée.

– Qu'importe ! Je savais où était votre chambre. Je suis montée. Votre porte n'était pas fermée.

Angélique se souvint que la veille elle était sortie sur le palier écouter les bruits du fort afin de se rassurer. Elle avait oublié ensuite de pousser à nouveau les verrous. Elle devait à sa nervosité et à sa négligence de s'être offert une belle peur. Elle était trempée de sueur et faible comme après une épuisante chaleur. En même temps, elle avait froid et se retenait de claquer des dents. Cela lui apprendrait à se laisser dominer par des impulsions et des craintes imprécises.

Elle eût volontiers secoué Ambroisine pour lui apprendre à pénétrer ainsi dans l'appartement des personnes endormies et à s'y comporter comme un esprit revenant d'entre les morts. Mais elle se rendait compte que la duchesse de Maudribourg n'était pas dans son état normal. Il semblait qu'elle eût effectué ce retour vers Gouldsboro, sa marche vers le fort à travers les brumes, jusqu'à la chambre d'Angélique, dans une sorte d'état second, sous l'impulsion d'une force désespérée et irraisonnée.

Ses mains que tenait encore Angélique devenaient froides et commençaient de trembler. Elle était toujours agenouillée mais paraissait s'éveiller et prendre conscience de ses folies.

– Pardonnez-moi, murmura-t-elle. Oh ! Pardonnez-moi, qu'ai-je fait ?... Mais je suis parvenue jusqu'à vous !... Vous ne m'abandonnerez pas, n'est-ce pas ?... Sinon je suis perdue.

Elle divaguait.

– Relevez-vous et venez vos étendre, dit Angélique. Vous êtes à bout.

Elle guida les pas chancelants de la duchesse jusqu'au lit.

Comme elle l'aidait à se débarrasser de sa mante noire, une sorte d'éclair rouge jaillit qui parut les envelopper toutes deux. La mante était entièrement doublée de satin cramoisi qui miroita sous l'effet de la lumière. Rejeté sur le lit, c'était comme une grande flaque de sang d'un rouge sombre et somptueux.

« D'où tient-elle ce manteau ? » demanda Angélique.

Mais ce souci la quitta à peine surgi. Elle continuait à ne pas se sentir tout à fait certaine de la réalité.

Elle avait aidé Ambroisine de Maudribourg à s'étendre entre les draps encore tièdes de sa présence.

– J'ai froid, gémit la jeune femme, les yeux clos.

Elle était secouée de tremblements convulsifs.

« D'où tient-elle ce manteau ? » songea-t-elle.

Encore en cet instant, comme elle ramenait sur Ambroisine, rigide et presque inconsciente, la couverture du lit, elle doutait de sa présence réelle. Le petit chat bondit, les yeux dilatés, puis, après avoir marqué un temps d'arrêt, traversa le lit comme un éclair, puis la chambre et courut se tapir à nouveau sous un meuble.

« De quoi a-t-il peur ? »

On eût dit que le brouillard, s'infiltrant par tous les interstices, baignait la chambre d'une humidité glacée. Angélique frissonnait et le malaise qui terrassait la duchesse la gagnait.

Elle fit du feu dans la cheminée puis, rapidement, sur un petit réchaud à braises, elle se prépara un café turc très fort. Après quoi elle se sentit mieux et ses idées s'éclaircirent.

« Quelle folie ! Être revenue seule par ce temps. Ses filles là-bas, à Port-Royal, elle ici ? Tout ce beau monde missionnaire n'a pas les pieds sur terre... L'Amérique est trop dure pour ces femmes exaltées... »

Elle prenait en pitié le destin d'Ambroisine de Maudribourg, destin chaotique au passé chargé d'ombres, de douleurs, de détresses inavouables, qu'elle pressentait en se penchant une fois de plus sur ce corps fragile anéanti. Qu'était-elle revenue chercher près d'elle, que ni sa fortune, ni sa position, ni ses serviteurs ne pouvaient lui garantir ?

– Buvez, dit Angélique en soutenant du bras la tête inerte et en approchant la tasse des lèvres d'Ambroisine.

– Ce n'est pas bon, fit celle-ci avec une grimace.

– C'est du café, la meilleure panacée du monde. Dans quelques instants vous vous sentirez mieux. Et maintenant, dites-moi, continua-t-elle lorsqu'elle vit un peu de rose remonter aux joues de la jeune femme, êtes-vous parvenue seule ici, y a-t-il une de vos suivantes avec vous ? Votre secrétaire ? Job Simon ?

– Non, non, personne, vous dis-je ! J'ai décidé cela de moi-même lorsque j'ai vu cette barque acadienne nous croiser en disant qu'ils se rendaient à Gouldsboro. Gouldsboro ! Vous ! votre amie Abigaël si charmante, tous ces gens plaisants, aimables et courageux, ces journées de gaieté et d'événements, cette liberté, cet air que l'on respire ici... Je ne sais ce qui m'a saisie... Je voulais vous revoir, m'assurer de votre existence, de votre réalité...

– Et ils vous ont laissée les quitter ainsi ?...

– Ils criaient tous. Mais cela m'importait peu. Mon impulsion était plus forte que leurs raisonnements. Il a bien fallu qu'on me laissât agir à ma guise et qu'ils continuassent leur route comme je leur en donnais l'ordre.

« Ç'avait dû être un beau tapage ! » se dit Angélique.

– Je sais me faire obéir, ajouta Ambroisine avec un éclair de défi soudain dans ses yeux immenses.

– Oui, je sais. Mais vous avez quand même agi follement.

– Ah ! Ne me grondez pas. Je ne peux plus voir clair en moi. N'est-ce pas aujourd'hui, au contraire, que j'agis dans le sens qui m'est nécessaire et non sous de perpétuelles contraintes qui veulent ma destruction...

Elle parlait en gémissant et ses yeux devenaient brillants comme s'ils s'emplissaient de larmes. Sa tête aux lourds cheveux noirs pesait contre l'épaule d'Angélique comme celle d'une enfant brisée.