Elle avançait la main, et timidement, comme éblouie, touchait la chevelure d'Angélique, sa joue, sa lèvre.
– Vous êtes si belle et pourtant...
– Sornettes, dit Angélique qui écoutait attentivement, soucieuse de discerner derrière ces paroles décousues la faille qui lui livrerait le secret de ce cœur blessé, que me baillez-vous là ? Vous aussi, vous êtes belle. Et vous le savez ! Quant à ne pas être aimée, le dévouement de vos suivantes, de tous ceux qui vous accompagnent, prouve assez l'amour que vous leur inspirez...
Soudain la question qu'elle avait voulu déjà plusieurs fois lui poser lui revint en mémoire et elle s'écria :
– Ambroisine, le parfum de vos cheveux... Il est toujours aussi envoûtant et ceux-ci semblent en avoir été oints récemment. Ne m'aviez-vous pas dit que vous en aviez perdu le dernier flacon dans le naufrage ?
Ambroisine fit une grimace et eut un faible sourire.
– Eh bien ! Voyez, cela illustre votre thèse que je suis entourée de gens qui m'aiment fort. Figurez-vous que sachant à quel point je tenais à ce parfum et craignais d'en manquer en Nouvelle-France, mon secrétaire Armand Dacaux en a emporté un flacon en surplus. Comme c'est un homme soigneux et méticuleux il l'avait enveloppé dans de la toile gommée bourrée d'étoffes, et cousu le paquet dans une des basques de son habit. Il a donc pu, m'entendant me désoler de la perte de mon nécessaire, me remettre ce suprême nectar.
– N'est-ce pas lui aussi, d'après ce que j'ai ouï-dire, qui vous a aidée à descendre dans la chaloupe avec l'enfant de Jeanne Michaud... Voyez le dévouement que vous pouvez inspirer même à un plumitif qui ne semblait pas par vocation désigné pour jouer les héros...
Ambroisine souriait aussi, mais son sourire crispé creusait aux deux côtés de sa bouche des plis amers.
– Ce gros lourdaud ! murmura-t-elle.
Son regard revint vers Angélique et elle dit avec fièvre :
– Vous, tous les hommes vous aiment, et les plus dignes de ce nom. Un homme comme votre époux, par exemple... hors du commun, tous les dons, toutes les séductions, un enchanteur en vérité, un homme que toutes les femmes voudraient pouvoir charmer et vous n'avez qu'à paraître, le voici fasciné. Il vous suit des yeux, son regard s'adoucit lorsqu'il se pose sur vous, il semble ne sourire qu'à vos boutades... et cet autre, ce blond géant taciturne, qu'y a-t-il entre lui et vous ? Cela se sent à fleur de peau... Et même ce Jésuite de grande allure. Là aussi, je sentais cette « aura » d'intimité, de complicité que vous savez créer entre n'importe quel homme et vous, même les plus simples : ce soldat stupide, ce pirate crapuleux, et même cet Indien effrayant... L'Indien aussi vous aime,'c'est évident. Il tuerait quiconque toucherait l'un de vos cheveux, j'ai senti cela... Vous n'avez qu'à paraître, aussitôt quelque chose change, on dirait que les gens se sentent plus heureux... Même l'ours, même l'ours vous adore, s'écria-t-elle en se tordant les mains.
Angélique éclata de rire.
– Mais quelle est cette diatribe ? Vous exagérez, ma pauvre chère !
– Non, dit Ambroisine avec entêtement. Vous avez le don d'amour, peut-être parce que vous savez recevoir l'amour, l'éprouver. Quelle fortune ne donnerais-je pas pour le posséder !
– Est-ce donc si difficile que d'aimer vivre ? interrogea Angélique en l'examinant gravement.
Tout au fond de cette personnalité pleine de charme et de dons, elle commençait à comprendre qu'existait un désespoir mortel.
– Est-ce donc à cela que cela se résume, le don d'amour ? répéta Ambroisine songeuse. Non, ce n'est pas si simple...
Elle avança la main et caressa l'épaule et le bras d'Angélique que le vent et le soleil de la mer avaient hâlés.
– Vous, vous avez un corps heureux, fit-elle, voilà le secret. Vous jouissez de tout dans votre cœur mais aussi dans votre chair même, du bonheur et du malheur, du soleil, des oiseaux qui passent, de la couleur de la mer, de ce qui arrivera peut-être demain, d'heureux... et de l'amour qu'on vous porte, et de celui que vous dispensez.
– Qu'est-ce qui vous empêche d'en faire autant ?
– Ce qui m'empêche ?
Elle avait crié ces mots. Les yeux agrandis d'horreur de la duchesse contemplaient au fond d'elle-même une vision insoutenable. L'amertume de sa bouche s'accentuait jusqu'à la faire paraître laide et ravagée comme une vieille femme.
– Laissez-moi, dit-elle tout à coup en repoussant le bras secourable d'Angélique qui entourait ses épaules. Laissez-moi, je veux en finir avec la vie, comme j'aurais dû en finir cette nuit-là...
– Quelle nuit, Ambroisine ?...
– Non, non, dit la duchesse avec de folles dénégations, ne parlez pas de cela. Je vais me tuer, c'est tout.
– Dieu défend cet acte. Vous, si pieuse...
– Pieuse !... Oui, je le suis. Il faut bien que je sois quelque chose, puisque je suis morte de partout. Je n'ai rien trouvé d'autre pour survivre. Prier, être pieuse, m'occuper des choses de religion. Vous vous moquez de moi, n'est-ce pas, avec mes dévotions, vous qui possédez tout. Vous ne pouvez pas comprendre...
– Quoi donc, Ambroisine ?
– Non ! Non ! Jamais je ne pourrai le dire. Vous ne pouvez pas comprendre.
– Qu'en savez-vous ?
Angélique retenait contre elle le corps d'Ambroisine de Maudribourg qui était secouée de tremblements convulsifs et semblait prête à se jeter hors du lit pour se livrer à on ne sait quel acte désespéré. Dans on délire, elle ne prenait garde qu'elle se débattait à demi nue. Elle avait un corps d'une jeunesse étrange, parfaite. On eût dit un corps de jeune fille intouchée.
– Croyez-vous que je n'ai pas vécu avant ce jour ? demanda Angélique. J'ai traversé bien des vicissitudes, croyez-le, et peu de choses des douleurs humaines m'est inconnu.
– Non ! Non ! Vous, vous étiez forte... Tandis que moi... Vous ne pouvez savoir ce que c'est que d'être...
– Quoi donc, Ambroisine ?...
– D'être une enfant de quinze ans livrée à un vieillard lubrique, cria-t-elle comme si elle eût vomi un poison qui lui arrachait en même temps les entrailles.
Elle se tint courbée en deux, haletant.
– J'ai crié, chuchota-t-elle, j'ai crié... Personne n'est venu à mon secours... J'ai lutté toute une nuit... À la fin, il m'a fait tenir par ses valets !... Et des prêtres pour bénir cela...
Elle se rejeta en arrière, blême, sur l'oreiller. La sueur coulait le long de ses tempes. Un cerne violet s'accusait sous ses paupières closes. Un instant, elle parut morte.
Angélique lui essuya le visage.
– Vous ne le direz pas, n'est-ce pas, balbutia la duchesse d'une voix presque inaudible... Vous ne le direz pas... que j'ai crié... J'étais très orgueilleuse. Une enfant pure, enthousiaste, mais orgueilleuse... Au couvent, je dominais mes compagnes : la plus belle, la plus instruite, la plus aimée. Dès l'enfance, j'avais stupéfié des théologiens, des mathématiciens venus en ces murs à seules fins de m'interroger. Je prenais de haut les religieuses ces ignorantes... Et puis l'humiliation soudaine... Découvrir que tous ces beaux apprêts ne représentaient rien, ne me défendaient pas du sort commun, que je n'étais qu'une proie que les hommes et leurs lois avaient droit de vendre au plus offrant avec la bénédiction d'un clergé complice... sans pitié pour mon innocence... auprès d'un homme ruiné de vices qui était de cinquante-cinq ans mon aîné.
Elle s'interrompit, à bout de souffle, et parut encore sur le point de vomir. Angélique la soutenait et se taisait. Que dire ? Elle se souvenait. Pour elle aussi, mariée par procuration, tout aurait pu être aussi ignoble, aussi affreux. Mais il y avait eu Joffrey de Peyrac qui l'attendait à Toulouse et l'aventure insolite d'un amour passionné naissant entre cette jeune vierge vendue et le grand seigneur qui l'avait achetée.