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En un temps, le duc de Maudribourg était venu à Toulouse pour connaître le secret de la transmutation de l'or, et le comte lui avait refusé sa porte à cause de sa réputation de débauché. Or, c'était donc à cet homme méprisable qu'avait été livrée Ambroisine.

L'aube venait. Une lueur trouble remplaçait la nuit, noyant le halo de lumière de la chandelle. Le petit chat se glissa hors de son abri et gagna la porte en miaulant. Angélique se leva pour lui ouvrir.

Elle retira le panneau de bois devant les vitres ; le brouillard était toujours là, blanc comme neige. Mais un parfum de feux de bois s'infiltrait. On entendait bouger en bas dans la salle de garde et des bruits de voix, d'allées et venues. Elle souhaita que Piksarett revînt, tout « matachié » de rouge, pour lui dire avec son sourire de belette : « Tu es ma captive. » Cela, c'était la vie, leur vie à eux en terre américaine, loin des ignominies de l'Ancien Monde.

Une nausée continuait à lui serrer la gorge. Elle revint à Ambroisine, lui fit boire un verre d'eau fraîche.

La duchesse paraissait sans force et gardait les yeux clos. Cependant, elle dit encore d'une voix plus claire et plus nette :

– Je n'ai pas encore pardonné, accepté. Cela me brule toujours comme un fer rouge. Voilà pourquoi je suis morte au-dedans.

– Calmez-vous, dit Angélique avec bienveillance en lui caressant comme d'une enfant le front moite, vous avez parlé, cela est toujours bon. Maintenant, essayez de ne plus penser et de vous reposer. Ici, vous êtes en paix, loin de toutes obligations et des témoins de votre passé. Si vous désirez vous confier encore, je vous écouterai volontiers, un peu plus tard. Mais pour lors, dormez.

Elle posa sa main sur les yeux meurtris, leur imposant une rafraîchissante quiétude.

– Quel bienfait de vous avoir rencontrée ! soupira Ambroisine qui parut sombrer presque aussitôt dans un profond sommeil.

Chapitre 3

Elle dut avertir Colin Paturel de l'arrivée inopinée de la duchesse.

Le gouverneur de Gouldsboro ne commenta pas le fait. Il hocha plusieurs fois la tête et se borna à inviter les deux femmes à sa table, le soir, pour souper.

L'absence de Joffrey de Peyrac, du marquis d'Urville, de la garde espagnole et de la suite du comte et même du marquis de Villedavray créait un vide et une atmosphère inhabituels. Il régnait à Gouldsboro, enveloppé dans ses brumes, un silence presque hivernal, n'eût été la lourde touffeur qui parfois semblait sourdre de la forêt invisible, encensant le rivage d'odeurs fauves et balsamiques si intenses qu'elles chassaient celles, amères, des algues et de la marée.

Aucune alliance ne semblait unir les deux groupes humains réunis là.

Les hommes de Colin travaillaient dur à bâtir leur village et leur église. Mais ils étaient silencieux. Barssempuy, son jeune visage de gentilhomme d'aventures assombri par la tristesse, les dirigeait de quelques ordres laconiques.

Les protestants vaquaient à leur vie quotidienne déjà bien rodée et l'on n'échangeait pas quatre mots d'un groupe à l'autre.

L'entente se faisait à l'échelon supérieur, les notables rochelais semblant trouver agrément à s'entretenir avec Colin. Angélique trouva près de lui Manigault, Berne et le pasteur Beaucaire, en conférence.

Elle s'informa de la santé d'Abigaël. Gabriel Berne parut joyeux.

– Elle s'est senti mieux ce matin, dit-il, au point qu'elle a entrepris de faire sa lessive. Je crois que nous avons encore quelques jours, ajouta-t-il, content de voir s'éloigner le terme qu'il redoutait encore plus qu'Abigaël elle-même.

Angélique rendit visite à son amie. Celle-ci, en effet, avait repris bonne mine et s'activait avec vaillance, portant les corbeilles de linge à la rivière, où, avec Séverine, Laurier, Bertille et quelques autres voisines, elle entreprit de savonner et de manier le battoir vigoureusement.

– Je n'avais plus la force de me livrer à ce travail et craignais que la maison ne fût pas en ordre pour mon accouchement. Grâce à Dieu, je me sens bien, sans doute à cause de cette vague de froid soudaine et tous ces draps et hardes seront étendus ce soir sur la corde. Demain, le soleil brillera. J'aurai le temps, le soir, de tout plier et ranger dans les armoires. Séverine m'aidera ensuite à repasser. Et voilà. Je pourrai me reposer, l'esprit en paix.

Angélique lui promit de venir l'aider.

En revenant au fort, elle trouva Ambroisine de Maudribourg levée, assise devant le plateau d'un repas qu'elle lui avait fait porter. Ses traits demeuraient creusés. Regrettait-elle ses confidences ? Elle demeurait comme frappée d'une sorte de contrainte et resta ainsi plusieurs heures, le regard fixe. De temps en temps, elle prenait un petit morceau de pain et le rangeait machinalement, plongée dans ses méditations. Angélique lui dit qu'elle n'avait pas voulu l'exiler seule, dans la maison à l'écart où elle avait été logée avec les Filles du roi. Elle s'était entendue avec la tante Anna, cette vieille demoiselle très savante, qui durant l'hiver enseignait les enfants. Elle possédait, attenant à son modeste logis, une salle avec commodités et sortie indépendante qui servait de salle de classe. Désaffectée l'été, Mme de Maudribourg pourrait s'y installer aujourd'hui.

– Tante Anna est très discrète et obligeante. Elle ne vous gênera en rien. Mais si vous vous sentez esseulée vous aurez quelqu'un à qui parler. Elle est certainement plus au fait de discuter mathématiques et théologie avec vous que moi-même, conclut Angélique en riant.

– Oh ! Vous, vous êtes un ange, murmura Ambroisine. Que puis-je faire pour vous prouver ma reconnaissance ?

– Remettez-vous, dit Angélique en passant une main légère sur le front de la pauvre femme, ne songez plus aux choses qui vous font du mal...

Mais la duchesse de Maudribourg était en état de choc. Il faudrait quelques jours avant de pouvoir raisonner avec elle comme avec une personne en pleine possession de ses facultés.

Angélique la laissa après lui avoir prodigué à nouveau des conseils de repos. Elle aida Abigaël une partie de la journée. Elle devisait gaiement en portant de la rivière au séchoir les panerées de linge bien blanc. Abigaël prévoyait qu'après avoir rangé ses armoires elle aurait encore le temps de briquer ses meubles.

Angélique n'osait lui dire que ce programme lui semblait bien chargé pour la semaine à venir. Par expérience, elle reconnaissait dans l'activité d'Abigaël celle qui saisit toute femme près de son terme et qui, fébrile, la pousse à tout mettre en ordre afin de se consacrer, l'esprit en paix, à la tâche qui l'attend de donner la vie.

Vers la fin de la journée les brumes se dissipèrent et le soleil brilla.

– Voyez, n'avais-je pas raison, mon linge sera sec demain, dit Abigaël. J'ai les bras rompus. Quel dommage que Martial n'ait pas pu nous aider ! Il est si vigoureux et obligeant.

– Où est-il ?

– À patrouiller dans la Baie avec votre Cantor et quelques autres jeunes. Il paraît que M. de Peyrac les a chargés d'une mission.

Le souci d'Abigaël et celui qu'elle éprouvait aussi pour Cantor avaient un peu remplacé dans les préoccupations d'Angélique les problèmes de la duchesse de Maudribourg.

– Pourquoi Cantor ne me dit-il jamais rien et disparaît-il ainsi sans m'adresser aucune explication ? J'aurais bien aimé l'avoir auprès de moi ces jours-ci. De quelle mission Joffrey l'a-t-il chargé ? Doit-il rechercher dans la Baie le navire à la flamme orange ? Certes, ces gamins qui furètent partout en savent long sur tous les repaires cachés des îles. Mais ne courent-ils eux aucun danger ? Ah ! Le diable de garçon. J'ai hâte de le voir revenu...