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« Crois-tu à Satan ? », lui dit une voix intérieure... Je ne sais pas !... Mais Dieu ?... j'y crois. Dieu, protège-nous ! ...

Elle revint vers Ambroisine qui avait croisé les mains sur ses genoux et ne la quittait pas des yeux.

– Je vous ai peinée ! Pardonnez-moi... Je suis souvent maladroite avec vous... peut-être parce que j'ai trop le désir de vous connaître afin de pouvoir vous aider à mon tour. Vous m'avez fait tant de bien.

– Ne vous préoccupez pas de moi, fit Angélique, légèrement.

– Mais alors qui le fera, qui se préoccupera de vous ? s'exclama Ambroisine en se tordant les mains. Vous êtes si seule ici. Pourquoi votre mari ne vous a-t-il pas emmenée avec lui ? S'il vous aime, il aurait dû sentir que vous courriez des dangers, ne pas vous abandonner ainsi...

– Il souhaitait m'emmener. Mais je ne pouvais quitter Gouldsboro. Je dois attendre qu'Abigaël ait son enfant...

– C'est vrai, vous me l'avez déjà dit... Vous êtes décidément très bonne pour ceux qui vous entourent, même s'ils n'appartiennent pas à votre religion. Elle est huguenote, n'est-ce pas ? Elle est venue me trouver un jour. Cela m'a beaucoup intéressée. C'était la première fois que je parlais à une protestante. Elle m'a paru... charmante.

– Oui, elle est charmante, dit Angélique avec un sourire. Que vous voulait-elle ?

– Elle voulait savoir si je laisserais mes filles épouser les pirates qui se trouvent ici afin de créer de nouveaux couples de colons à Gouldsboro. J'ai eu l'impression que, personnellement, la question ne la préoccupait guère, mais qu'elle était plutôt chargée d'une mission, de femme à femme, par son mari ou les principaux chefs et pasteurs de leur communauté. Je crois que ces Huguenots se considèrent ici comme chez eux, maîtres d'une colonie protestante, et qu'ils n'étaient pas prêts à voir d'un bon œil l'installation de couples catholiques.

« Comme, sur le conseil du père de Vernon, j'avais déjà pris ma décision pour mes filles, j'ai pu la rassurer.

Angélique se sentait contrariée d'apprendre cette démarche d'Abigaël.

– Pourquoi Abigaël ne m'a-t-elle pas parlé directement de leurs préoccupations à ce sujet ?

– C'est la question que je lui ai posée. Elle m'a avoué qu'il leur était difficile de s'opposer directement à votre mari qui est propriétaire des terres et auquel, j'ai cru le comprendre, ils doivent beaucoup, et même à vous qui étiez attachée à cette idée de colonisation par mariage qui satisfaisait les pirates et leur chef Colin Paturel, récemment nommé gouverneur ici.

– Je ne suis pas particulièrement attachée à cette idée, protesta Angélique qui avait de nouveau les nerfs à fleur de peau, mais dans le désordre où nous nous trouvions avec ces combats, ces naufrages, cela conciliait tout.

– C'est, en effet, ce que m'a expliqué Abigaël. Je crois que pour sa part et pour vous plaire elle aurait volontiers accepté cette solution. Mais il semblait en être autrement des hommes de sa communauté... On dirait qu'ils sont plutôt hostiles à leur gouverneur actuel. Il est catholique, n'est-ce pas ?...

Angélique négligea de répondre. Les propos d'Ambroisine faisaient lever en elle de nouvelles préoccupations. Ces Huguenots ! On n'arriverait jamais à se les concilier ! Ils étaient vraiment trop particuliers, intraitables.

Elle versa le café dans deux tasses et les posa sur la table, l'une devant Ambroisine, l'autre pour elle. Elle alla prendre dans une cruche un verre d'eau fraîche pour accompagner le café et revint. La duchesse, qui observait son visage soucieux, poussa un soupir.

– Oui, je comprends. C'est un peu difficile ce que vous essayez de mener ici. Concilier les extrêmes ! Est-ce raisonnable ?

– Nous n'essayons rien, fit Angélique à bout, cela s'est fait comme ça ! Le hasard. Des êtres qui demandent secours, qui n'ont pas une pierre pour reposer leur tête... que faire d'autre... que de les sauver et de les accueillir sur un coin de terre...

Elle allait s'asseoir devant Ambroisine lorsqu'on frappa à la porte.

Mme Carrère se présenta, tenant une fois de plus le manteau de robe de satin jaune de la duchesse sur son bras.

– Je vous ai vue passer, madame, dit-elle en s'adressant à cette dernière. Je me suis dit : « Tiens, la voilà revenue ! » Et c'est une chance car le travail est terminé enfin et je peux vous le remettre.

– Mais c'est merveilleux ! s'exclama Ambroisine examinant l'étoffe, on ne voit absolument rien. Vous êtes d'une habileté confondante, chère dame.

– Mes filles m'ont aidée, dit la Rochelaise modestement. Elles sont habiles, et c'est bon pour elles de travailler de temps en temps sur quelque chose de délicat.

« C'est du café turc que vous avez là, continua la brave femme en humant avec gourmandise l'arôme qui s'exhalait des deux tasses de porcelaine dans leurs supports de cuivre martelé.

– Oui, aimez-vous également ce breuvage des dieux, madame Carrère ?

– Si je l'aime ! Bien sûr, j'en buvais parfois dans un petit estancot oriental à La Rochelle.

– Eh bien ! Buvez cette tasse prête pendant que ce café est encore chaud. J'en prépare une autre pour moi.

Mme Carrère s'assit volontiers et but jusqu'à la dernière goutte. Elle regarda dans le fond de la tasse la boue noirâtre et la versa dans la soucoupe.

– Il y avait parfois une Égyptienne qui lisait l'avenir dans ce marc de café. J'ai un peu appris. On apprend de tout dans les ports. Voulez-vous que je vous dise la bonne aventure ? s'enquit-elle.

– Oh ! Non, je vous en prie ! Toutes ces sorcelleries sont des péchés ! s'écria la duchesse en lui arrachant la soucoupe.

Angélique fit signe à Mme Carrère de ne pas insister.

– Bon ! Je vous quitte, dit la Rochelaise en se levant.

– Fera-t-il beau demain ? interrogea Angélique qui pensait au linge d'Abigaël.

Mme Carrère alla à la fenêtre et huma l'air.

– Non, dit-elle, le vent a encore sauté. On dirait qu'il nous amène là-bas de beaux nuages, de la pluie et même de l'orage.

Les prédictions en la matière se révélèrent justes.

Peu après, on entendit rouler le tonnerre lointain. La mer devint noire et se gaufra de blanc.

– Je vais vous accompagner chez vous avant que la pluie ne tombe, proposa Angélique. Mettez votre manteau.

Elle aida Ambroisine à poser sur ses épaules la mante noire doublée d'écarlate dans laquelle elle était revenue la veille au soir.

– D'où sortez-vous ce manteau ? interrogea-t-elle. Est-ce encore Armand Dacaux qui le cachait dans une de ses basques ?

Ambroisine parut s'éveiller d'un songe.

– Oh ! C'est encore une histoire à dormir debout, une sorte de miracle comme il en arrive sans cesse dans ce pays. Figurez-vous... C'est le capitaine du bateau qui me l'a donné.

– Quel capitaine ? et quel bateau ?

– La chaloupe qui m'a amenée hier soir à Gouldsboro. Ils disaient qu'ils avaient pillé récemment un navire espagnol, qu'ils avaient avec eux à bord un coffre rempli de vêtements féminins dont ils ne savaient trouver l'emploi.

– Ne m'avez-vous pas dit que c'étaient des Acadiens ?

– Ils se sont présentés ainsi. Pourquoi pas ? Les Acadiens français ne sont-ils pas tous un peu pillards et naufrageurs parce que trop pauvres et abandonnés par leurs compagnies et gouvernement, quand le besoin se fait sentir...