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Abigaël l'avait écoutée avec avidité.

Ses yeux maintenant brillaient doucement et sa physionomie était transformée, retrouvant sa sérénité habituelle.

– Vous êtes merveilleuse, chuchota-t-elle. Vous me dites exactement ce que j'avais envie d'entendre. Mais ne me quittez pas, ajouta-t-elle puérilement et retenant encore la main d'Angélique.

– Il faudrait pourtant que j'allume ce feu...

« Mais que fait donc Mme Carrère, songeait-elle. Elle n'est pourtant pas femme à craindre de mettre le nez dehors quand il pleut. Que se passe-t-il ? Ce n'est pas normal... »

Les minutes comptaient double. Le temps paraissait interminable. Elle n'osait quitter le chevet d'Abigaël. Bien qu'apaisée et désormais pleine de courage, l'accouchée entrait dans une phase plus critique. Les douleurs se faisaient plus longues et rapprochées.

Enfin Angélique perçut avec soulagement un bruit à la porte. Mais Séverine surgit seule transformée en noyée.

– Où est Mme Carrère ? jeta Angélique. Elle ne vient pas. Pourquoi ?

– On n'arrive pas à la réveiller.

Séverine paraissait complètement désemparée.

– Comment, on ne peut pas la réveiller ? Qu'est-ce que cela signifie ?

– Elle dort ! Elle dort ! dit Séverine, effarée. On l'a secouée, on a tout essayé. Elle dort, elle ronfle, il n'y a rien à faire.

– Et la vieille Vatiré ?

– Un des garçons est parti pour le village.

– Qu'arrive-t-il ? interrogea Abigaël, en ouvrant les yeux et en s'agitant de nouveau. Est-ce qu'il y a quelque chose qui ne va pas ? Est-ce que l'accouchement se déroule normalement ?

– Mais oui. Réellement, ma chérie, je n'ai jamais vu un accouchement se présenter aussi facilement.

– Pourtant l'enfant est en siège.

– Une facilité de plus si vous êtes courageuse. Quand le moment sera venu donnez tout votre effort et ne vous arrêtez pas.

À voix basse elle glissa à Séverine.

– Va chercher la plus proche voisine. Bertille...

La pauvre Séverine se replongea dans l'obscurité, renonçant à ramener sa jupe sur sa tête pour se protéger des trombes d'eau qui déferlaient. Elle revint peu après.

– Bertille ne veut pas venir. Elle dit qu'elle a peur de l'orage. Et puis aussi qu'elle n'a jamais vu d'accouchement... Et puis aussi qu'elle ne peut pas laisser Charles-Henri tout seul. Son mari est à la garde.

– Alors va chercher Rébecca, Mme Manigault, n'importe qui, il faut pourtant que quelqu'un m'aide.

– Moi, je puis vous aider, dame Angélique.

– Oui, c'est vrai après tout, aide-moi. Nous n'avons plus de temps maintenant. Allume le feu, mets de l'eau à bouillir. Ensuite tu changeras tes vêtements, ma pauvre petite.

– C'est une bonne enfant, dit doucement Abigaël en regardant dans la direction de la fillette.

Son calme maintenant était surprenant. Séverine fit une flambée, accrocha un chaudron, et alla passer une robe sèche, avant de revenir porter à Angélique un escabeau afin qu'elle pût s'asseoir. Elle apporta un autre escabeau pour disposer les instruments dont Angélique eût pu avoir besoin. Angélique lui donna un sachet de simples à faire infuser.

« Pourvu que Vatiré arrive à temps », songeait-elle.

On voyait maintenant que l'enfant était très descendu.

– Je sens une grande force qui m'envahit, dit Abigaël en se redressant soudain et en prenant appui sur ses coudes.

– C'est le moment. Courage ! ne vous arrêtez pas...

Angélique se retrouvait tout à coup sans savoir comment tenant par les pieds un petit paquet rougeaud et luisant, et dans son élan, l'élevant comme une offrande.

– Oh ! Abigaël, fit-elle, oh ! Ma chérie ! oh ! Votre enfant ! ...Regardez ! Regardez-le...

Le cri du nouveau-né éclata en fanfare. Angélique, saisie d'un tremblement, ne s'apercevait même pas, dans son émoi, que des larmes coulaient sur ses joues.

– C'est une fille, dit Abigaël d'un ton d'indicible joie.

– Qu'elle est belle ! s'exclama Séverine, qui se tenait toute droite, les bras levés, les doigts écarquillés comme un « ravi » de crèche de Noël. Et elle se mit à rire d'un grand rire émerveillé.

« Quelle idiote je fais ! pensa Angélique. Elles sont la toutes deux, naturelles et heureuses, et c'est moi qui pleure »...

Vivement, elle coupa le cordon et enveloppa le bébé dans un châle.

– Tiens-la, dit-elle à Séverine. Prends-la dans tes bras. ,

– Quelle belle chose que la naissance d'un enfant ! dit Séverine en extase. Pourquoi ne veut-on pas qu'on regarde ?...

Elle s'assit sur un escabeau, serrant contre elle le précieux fardeau.

– Qu'elle est belle, cet amour ! Elle s'est calmée des que je l'ai prise.

La délivrance vint sans difficultés. Le bébé était menu. La mère n'avait même pas été déchirée.

La promptitude avec laquelle s'achevait heureusement cette parturition, qu'elles avaient beaucoup appréhendée, les laissait bouleversées.

– Je tremble toute, dit Abigaël, je ne peux pas me retenir de claquer des dents.

– Ce n'est rien. Je vais vous mettre des galets chauds aux pieds et vous vous sentirez mieux.

Elle courut à l'âtre.

– Et maintenant à vous d'admirer votre fille, dit Angélique lorsqu'elle vit son amie réchauffée, bien bordée, appuyée paisiblement à ses oreillers. Elle prit l'enfant des bras de Séverine et la posa dans ceux d'Abigaël. Elle semble sage et belle comme sa mère. Comment la nommerez-vous ?

– Élisabeth ! En hébreu, cela veut dire Maison de la joie.

– Est-ce que je peux voir ? interrogea la petite voix de Laurier du haut de son grenier.

– Oui, mon garçon, et viens nous aider à installer le berceau.

La pluie continuait à crépiter sur le toit, mais dans la petite maison de bois son bruit fracassant ne parvenait pas aux oreilles de ceux qui s'empressaient éblouis autour du nouveau-né.

– Je meurs de faim, s'écria tout à coup Séverine.

– Moi aussi, convint Angélique. Je vais vous faire une chaudrée, et nous la mangerons ensemble avant de retourner au lit.

Maître Berne rentra pour trouver la table mise avec la plus belle nappe, les bougeoirs d'argent et les chandelles blanches de cire d'abeilles, et la vaisselle des grands jours autour d'une soupière fumante. Toute la maison était éclairée, le feu pétilla dans l'âtre.

– Que se passe-t-il ? interrogea-t-il en posant son mousquet contre la porte. On se dirait à un repas d'Épiphanie !...

– L'Enfant Jésus est là, cria Laurier. Viens voir, père !

Le pauvre homme n'en revenait pas. Il n'arrivait pas à se persuader que tout s'était accompli sans dommage, que l'enfant était là, qu'Abigaël était saine et sauve. Son bonheur était tel qu'il ne pouvait parler.

– Et les Iroquois ? interrogea Abigaël.

– Pas traces d'Iroquois, ni même de parti de guerre quelconque, abénakis ou autre. Je voudrais bien savoir qui s'est amusé à nous faire courir ainsi par cette nuit d'enfer !...

Un peu plus tard Angélique quitta la famille heureuse et reprit le chemin du fort. L'aube n'était pas loin, mais la nuit demeurait encore profonde à cause des énormes nuages qui s'amoncelaient dans le ciel. Cependant l'averse avait cessé. Un calme surprenant succédait au charivari du vent et du tonnerre. La nature, épuisée, semblait haleter, et sur le bruit de mille ruissellements, le chant des grillons s'éleva soudain, comme un orchestre célébrant la fin de la tempête avec une stridence triomphante.