– Eh bien ! C'est ce qui vous trompe, fit-il avec brusquerie. Ils ne sont pas morts. Les îles attendent encore l'assaut des canots indiens et ces petits enfants anglais sur lesquels vous pleurez continuent, je gage, à chercher des coquillages en chantonnant. D'ici peu, ils retourneront tranquillement dans leurs fermes de Nouvelle-Angleterre. Et tout cela grâce à vous ou par votre faute, c'est selon !
– Que voulez-vous dire ? s'écria-t-elle en le regardant avec stupeur.
– Que le départ, la désertion plutôt de Piksarett a dérangé tous les plans, démoralisé les troupes parties à l'assaut des colons de Nouvelle-Angleterre. La guerre indienne s'est éteinte comme un feu de tisons non alimentés. Déjà, après sa disparition sur l'Androscoggi, les tribus qu'il avait menées du Nord se sont égaillées, remontant sur Québec, emmenant leurs otages.
« Celles qui s'étaient ébranlées au Sud attendant sa venue ne l'ont vu apparaître que de façon épisodique, plus préoccupé de vous suivre, vous, madame, dans vos pérégrinations que d'emmener ses troupes au combat. Puis il a guetté le passage du White Bird. Lorsqu'il a vu que vous étiez à bord il est remonté jusqu'à Pentagoët où il nous attendait. Or, pas de guerre indienne en nos contrées sans le grand guerrier de l'Acadie. Après quelques escarmouches, les Indiens alliés des Français ont renoncé à poursuivre. Et voilà ! Êtes-vous satisfaite de votre œuvre !... Oui ! Il me semble.
Il avait vu son visage s'éclairer.
En effet, la nouvelle que les enfants de l'île Longue avaient été épargnés avait apporté à Angélique un tel soulagement et une telle joie qu'elle sentait une rougeur soudaine se répandre et lui monter au front.
– Quel bonheur ! dit-elle les yeux brillants. Ainsi, ils sont vivants. Dieu soit loué !
Le Jésuite se caressait le menton, en la considérant, tandis qu'une lueur d'humour s'allumait dans ses prunelles.
– Avouez, madame, que le père d'Orgeval aurait quelques raisons de vous en vouloir d'un pouvoir dont on s'explique mal la genèse ou l'ascendant. Une campagne qui tombe en quenouille, son Grand Baptisé, son fils préféré, se dérobant sans remords à son devoir de chef, de guerre sainte, et tout cela parce qu'il a rencontré la dame du lac d'Argent. C'est ainsi qu'on vous nomme à Québec où la ville est nettement départagée à votre sujet. Quand on sait les difficultés que l'on a à influencer quelque peu ces Indiens versatiles et capricieux, votre pouvoir sur une personnalité aussi difficile que celle de Piksarett, évidemment, pour qui ne vous connaît pas, peut sembler relever de la sorcellerie. Et il y avait déjà eu certains retournements assez désagréables à entériner pour mon supérieur, comme celui de M. de Loménie-Chambord qui est, vous ne l'ignorez pas, son meilleur ami, et qui, se montrant désormais votre partisan acharné, l'a blessé au plus vif. Comment ne verrait-il pas en vous une dangereuse ennemie, alors que l'installation de M. de Peyrac sur ces rives, déjà, semble saper les bases de toute notre œuvre en Acadie, et que votre présence à ses côtés lui a retiré comme magiquement ses meilleures alliances.
– Mais pourquoi s'est-il persuadé que nous lui nuisions ! Nous cherchions un coin pour survivre. Le monde est vaste et l'Amérique immense et peu peuplée encore. Nous ne voulons pas le mal. En quoi le gênons-nous ?
– Vous offrez un exemple qui ne cadre pas avec ce qu'il veut imposer ici. Notre population canadienne est, certes, fervente. Elle veut bien gagner ce monde à Dieu, mais elle s'y emploie plus volontiers en courant les bois et en troquant la fourrure, qu'en cultivant les champs à l'ombre des églises. Elle se laisse facilement aller à l'impiété de ceux qui peuvent vivre de longs mois éloignés de tous sacrements.
« Votre exemple est déjà pour eux une tentation. Ils viennent à vous car ils trouvent ici quincaille meilleure et possibilité de trafiquer à bons prix avec l'ennemi, sans se salir les mains. Croyez-vous que je suis aveugle et que je n'ai pas rencontré bon nombre de ces « pendables » français dans les wigwams d'alentour ? L'homme est pécheur par excellence. Il aime sa propre jouissance au delà de tout. Les Anglais veulent prier à leur façon hérétique, et ils n'iront jamais assez loin pour conquérir ce droit, les Français veulent courir les bois et s'enrichir par le commerce des pelleteries...
– Et vous, mes pères, quelle est votre jouissance propre ?...
Interrompu, le Jésuite marqua un temps d'arrêt. Puis se décida à répondre.
– Gagner des âmes à l'Église et lui garder celles qu'elle possède déjà, les lui garder envers et contre tous.
Une autre vague éclata et cette fois le panache blanc, qui, avec une sorte de colère grandiose, se déployait sur l'azur du ciel, retomba plus loin, mais une lame déborda et d'un mouvement vif glissa jusqu'à eux et leur couvrit les pieds jusqu'aux chevilles.
– Ne restons pas là, dit le père de Vernon, la marée monte. Et la mer est traîtresse sur les côtes américaines, nous en savons quelque chose.
Il avança la main, et, lui prenant le bras, il la contraignit à s'éloigner.
Ils marchèrent un instant, en silence, côte à côte, suivant un sentier qui rejoignait l'herbe de l'esplanade. La nappe d'épilobes venait jusqu'à eux, envahissante et fragile, armée rose et mauve.
Angélique sentit la réalité de ce bras d'homme, glissé sous le sien dans un sentiment de protection instinctif. Décidément, il ne se comportait pas comme un Jésuite ordinaire.
C'était une rémission inattendue. Il l'accomplissait comme laissant agir l'autre tendance de sa propre nature, humaine et sensible, comme cette autre fois, à Monégan, lorsqu'elle avait senti fugitivement qu'elle représentait pour lui un être humain qu'il fallait sauver, défendre au prix de sa vie même. C'était l'autre face de ces cœurs d'airain, l'amour qu'ils portaient aux hommes à travers l'amour que leur inspirait le Christ. Mais combien difficile aux profanes de les suivre en leur transmutation mystique des sentiments !
Elle ne s'attendait pas au coup bas qu'il allait lui porter. Il dit soudain :
– Vous ne survivrez pas ! Votre œuvre est vouée à l'échec, car si loin qu'on aille, une vie criminelle porte en elle sa condamnation.
– De qui parlez-vous ?
– De vous, madame, en particulier, de vos crimes passés.
– Mes crimes passés ! répéta Angélique.
Son sang ne fit qu'un tour.
– Vous dépassez les bornes, Merwin, s'écria-t-elle en lui arrachant son bras qu'il tenait encore. (Et ses yeux étincelèrent de colère.) Que savez-vous de mon passé pour oser me traiter ainsi de criminelle ? Je ne suis pas une criminelle.
– Vraiment ?... fit-il avec ironie. Vous m'en direz tant !... Est-ce donc les femmes vertueuses qu'on marque à la fleur de lys dans le royaume ?... Si imparfaite que soit la justice là-bas, je ne la crois pas encore parvenue à ce degré d'inconséquence...
Angélique sentit le sang se retirer de ses joues.
Avec quelle docilité et naïveté elle s'était précipitée dans ses pièges !... Comment avait-elle pu croire qu'il avait oublié cela ? Hors le comte de Peyrac, il n'y avait que deux hommes au monde qui savaient qu'elle était marquée à la fleur de lys. Berne, qui avait assisté à son supplice dans la petite chambre de justice de Marennes9, et lui, ce Jésuite, qui l'avait sauvée de la noyade à Monégan. Elle se souvenait de ses mains nues sur sa chair, lorsqu'il la frictionnait pour la ranimer. Alors il avait pu voir sur son dos dénudé la marque infâme de la fleur de lys. Elle comprit que le fait exigeait des explications. Elle était acculée maintenant. Ou tout lui révéler d'elle, ou courir le risque qu'il tablât son opinion sur des suppositions erronées qui accentueraient le malentendu, le désaccord dangereux entre eux et la Nouvelle-France.