Elle inclina la tête, et sa chevelure coula, voilant à demi son fin profil de Tanagra que la chaleur et l'émotion empourpraient. Sur son bras nu le soleil mettait une teinte dorée. Elle y passa un doigt lentement en une caresse mélancolique.
– Et pourtant je suis belle... n'est-ce pas ? Qui pourra me guérir d'une infirmité si profonde : l'horreur de l'amour...
Le masque mondain craquait, l'attitude savamment édifiée à l'usage des relations de cour et de science s'écroulait. Le mal serait difficile à guérir. Comment aider à rassembler les morceaux de cette personnalité soudain éparse, et sans but, rassurer cette féminité mutilée ? Il aurait fallu le savoir d'un prêtre, mais, devant ce prêtre, Ambroisine, sans doute par habitude acquise, aurait encore joué la comédie et ne se serait pas montrée sincère.
Il semblait qu'elle n'eût dévoilé qu'à Angélique ces blessures profondes.
Angélique se contenta de lui parler longuement, cherchant à lui rendre goût et confiance en l'existence, à réveiller son intérêt pour les buts élevés qu'elle s'était choisis, à lui rappeler à bout d'arguments la miséricorde de Dieu et son amour pour toutes ses créatures. Ambroisine demeurait muette et paraissait insensible, mais Angélique eut enfin l'impression de l'avoir un peu réconfortée.
– Vous êtes bonne, murmura la duchesse en l'entourant de ses bras en un geste puéril et instinctif, jamais je n'ai rencontré personne d'aussi humain que vous.
Elle ferma les yeux et parut s'endormir dans une détente subite et bienfaisante. Angélique la laissa se reposer. Les confidences reçues l'attristaient. Elle regardait vers l'horizon, rêvant d'y découvrir la voile du bateau qui ramènerait Joffrey. Et elle songeait à lui avec passion : « Toi, mon amour. Toi, tu ne m'as pas déçue. Tu ne m'as pas fait de mal. Toi, tu m'as donné aussitôt les clés du royaume. »
Les souvenirs l'assaillaient de ce temps lointain de Toulouse. Elle n'avait que dix-sept ans, et les trente années du grand seigneur toulousain lui étaient apparues comme le sommet de la vieillesse et terrifiante l'expérience qui se devinait derrière ce visage sardonique et balafré. Il avait déjà approché toutes les flammes et, peut-être, pour ses anciennes maîtresses, avait-il brûlé d'un feu libertin, dénué de sentiment. Mais pour elle, qu'il aima tout de suite d'un amour de choix, il avait eu toutes les délicatesses. Elle, livrée innocente à son bon plaisir, il ne l'avait pas trompée sur l'amour. Comment remercier le Ciel d'un tel don ?
– À quoi pensez-vous ? interrogea brusquement Ambroisine d'une voix hachée, ou plutôt à qui pensez-vous ? À lui, naturellement, à lui... L'homme que vous aimez... Vous êtes heureuse et moi je n'ai rien, rien...
Elle secoua sa chevelure en tous sens avec frénésie, puis, s'apaisant soudain, s'excusa d'être si nerveuse.
Elles revinrent comme la chaleur commençait de tomber. Mais le vent ne se levait pas encore. L'air demeurait lourd, opaque, collant à la peau. Quelqu'un vint dire à Angélique que le père de Vernon l'avait demandée et l'attendait près du fort. La duchesse de Maudribourg salua de loin l'ecclésiastique et se dirigea vers la maison de tante Anna.
Le père Jésuite parut surpris et presque contrarié.
– Je croyais que Mme de Maudribourg avait quitté Gouldsboro...
Angélique donna quelques explications assez confuses.
– Et les Filles du roi, où sont-elles ?
– À Port-Royal.
– Ne reviendront-elles pas, elles aussi ? Je croyais qu'elles devaient se marier avec certains habitants de Gouldsboro ?
– N'avez-vous pas fortement déconseillé ces mariages ? demanda Angélique, étonnée.
– Moi, fit-il en fronçant les sourcils et en prenant son air hautain. Pourquoi me serais-je mêlé de cette affaire ?...
– Mais je croyais... Mme de Maudribourg m'a dit... Après tout, peut-être a-t-elle mal compris votre opinion à ce sujet ?...
– Peut-être !
Il lui jeta un regard pénétrant et parut sur le point de parler. Mais il se tut.
– Vous aviez demandé à me voir ? interrogea Angélique.
Il se secoua, comme jugeant inopportunes les pensées qui le tourmentaient.
– Oui... je voulais vous présenter mes civilités. Je quitte cette région demain à l'aube.
– Vous partez ?...
Elle s'étonnait d'en être affectée. La peur à nouveau, la peur irraisonnée dressait en elle sa tête vipérine.
– Joindrez-vous le père d'Orgeval ?
– Pas avant plusieurs semaines. Mais je dois lui faire porter plus directement un message.
– Parlerez-vous pour nous ?
Il eut un sourire légèrement ironique.
– C'est donc cela qui vous intéresse ?
Puis il redevint grave, et même sombre.
– Ne comptez pas trop sur mon intervention, fit-il franchement. Je hais ces hérétiques que vous protégez, j'exècre cette engeance orgueilleuse qui a osé altérer les paroles du Christ pour mieux écarter l'homme de son salut et l'égarer dans des chemins pervers.
– Mais nous, Merwin, vous ne nous haïssez point ?
Elle le regardait de ses prunelles ferventes qui voulaient provoquer son indulgence.
« Moi... vous ne me haïssez pas ?... », suppliait ce regard.
Il consentit à sourire de nouveau, mais secoua la tête.
– Sachez que je ne saurais soutenir, vraiment, ceux qui soutiennent les suppôts de Satan.
– Mais vous pouvez suggérer au père d'Orgeval de nous épargner.
– C'est un homme entier et qui ne connaît que des buts précis et définis.
– Vous essaierez...
Elle eût voulu qu'il faiblît. Garder au moins l'espoir d'une semi-promesse, la quasi-certitude d'avoir touché ce cœur d'airain. Mais il ne bronchait pas.
– Alors, au moins, quand vous le verrez, demandez-lui quelque chose de ma part, décida-t-elle. Cela, il ne peut me le refuser, même si je suis sa pire ennemie.
– Quoi donc ?
– Le secret de fabrication de ses bougies vertes ! Personne n'a pu encore me renseigner.
Le père de Vernon éclata de rire.
– Vous êtes désarmante, dit-il. Soit ! Je lui présentai votre requête.
Et il lui tendit la main comme pour sceller une alliance. Là, encore, il n'agit pas comme un Jésuite ordinaire. Mais en homme de mer, en franc compagnon, qui ne veut pas parler, mais traduit dans un geste un sentiment profond.
Et elle aussi serra avec ferveur cette main aristocrate, que le maniement des voiles avait rendue caisse et brune. Une pensée l'effleura « Il ne faut pas qu'il parte, s'il part, jamais... jamais je ne le reverrai... ».
Un vol d'oiseaux criards répandit une ombre sur la plage et la même ombre parut voiler le cœur d'Angélique et l'oppressait. Il lui sembla qu'il allait se passer quelque chose d'épouvantable. Le Destin était là et s'apprêtait à frapper. Le Destin ! Il lui sembla le découvrir tout à coup derrière Jack Merwin. L'effroi qu'il lut dans ses yeux le fit se retrouver vivement. Derrière lui, à quelques pas, le révérend Thomas Patridge se tenait immobile.
Il avait la pesanteur d'un monument de pierre. Seuls ses yeux injectés de sang bougeaient, roulant et jetant des éclairs.
Le père de Vernon eut une petite grimace.
– Bienvenue, pasteur, fit-il en anglais.
Le révérend ne parut pas l'entendre. Il avait dépassé de beaucoup les frontières de la hargne chronique qui formait la base de son caractère. Sa face balafrée, couleur pourpre, aubergine, trahissait une fureur telle qu'elle ne pouvait plus s'exprimer par des mots.