– Suppôt du Diable ! gronda-t-il enfin en s'approchant du Jésuite. Ainsi vous êtes arrivé à vos fins. Vous trahissez l'asile sacré, l'honneur de l'hospitalité.
– Que grommelez-vous là, vieux fou ! Suppôt du Diable vous-même !
– Hypocrite ! Ne croyez pas qu'il sera si facile de nous livrer à Québec. Je me suis battu contre les Indiens pour défendre mes ouailles. Je me battrai contre vous.
Son poing massif se détendit. Il frappa Merwin en pleine race.
– ... Meurs, Satan ! hurla-t-il.
Le sang jaillit, coula du nez sur la bouche, puis sur le rabat blanc du prêtre. Patridge le frappa encore à l'estomac. Il allait frapper une troisième fois lorsque le Jésuite réagit et, sautant en arrière, lui envoya son pied dans le menton. Les dents du furieux s'entrechoquèrent.
– Toi aussi, meurs, Satan ! cria-t-il.
Et ils s'empoignèrent avec une fureur démente.
L'un frappait des poings, l'autre évitait les coups par des prises qui risquaient de briser les os.
En un clin d'œil, un cercle se forma autour d'eux. Les spectateurs demeuraient bouche bée, pétrifiés, incapables d'intervenir, tant la violence meurtrière et la haine flambaient.
Si promptement avait éclaté leur querelle qu'Angélique comprenait à peine ce qui se passait. Les piaillements assourdissants des oiseaux qui les survolaient soudain dans un tourbillon infernal, couvrant du bruit de leurs ailes battantes et de leurs cris celui des coups et des insultes échangés, des gémissements et des souffles haletants, embrouillaient le sentiment des spectateurs accourus, donnant à cette lutte de mort ; aspect irréel d'un cauchemar.
Lorsqu'ils tombèrent, enlacés dans une étreinte infernale, quelques-uns s'approchèrent mais s'arrêtèrent frappés d'impuissance, devant cette volonté farouche de s'exterminer qui animait ces deux êtres d'une force trop hors du commun pour que quiconque pût s'interposer. Angélique enfin se jeta vers eux, les adjurant de se calmer, de se séparer. Elle faillit être renversée par un brusque soubresaut du pasteur qui, se dégageant d'une prise mortelle, envoya un terrible coup de genoux à son adversaire. Le Jésuite reçut le coup dans la région du foie et poussa un cri rauque.
Son bras, comme une tenaille, saisit aux épaules Anglais dont la face était presque noire sous l'effet de la congestion, tandis que son autre main levée s'abattait du tranchant, comme une faux, à la naissance de la nuque.
Angélique criait de toutes ses forces pour essayer de dominer le bruit infernal des oiseaux.
– Allez chercher Colin Paturel ! Lui seul peut les séparer ! Vite ! Vite ! Ils s'entretuent !
Elle se jeta au-devant de Colin Paturel qui arrivait à grands pas.
– Vite, Colin, je t'en supplie ! Ils se battent à mort !
– Qui cela ?
– Le pasteur et le Jésuite !
Colin s'élança et un peu rudement fendit le cercle des badauds. Mais un silence brutal régnait tout à coup.
Un peu plus loin la troupe bruyante des mouettes et des cormorans venait de s'abattre sur les rochers, marchant à pas comptés. Et dans ce silence, une vague languide se déploya avec un bruit de soie.
Horrifiés, les hommes contemplaient sans pouvoir souffler mot les deux corps affalés, comme des pantins brisés, sur le sable.
– Il lui a cassé la nuque, dit quelqu'un.
– Il lui a fait éclater l'intérieur, dit un autre.
Les yeux fixes et exorbités, le pasteur était mort. Son ennemi bougeait encore. Angélique se laissa tomber à genoux près du père de Vernon. Elle souleva les paupières cireuses. La voyait-il encore ? Les prunelles devenaient pâles, elles avaient un reflet métallique et aveugle.
– Père ! Mon père ! dit-elle, me voyez-vous ? M'entendez-vous ?
Il la fixa aveuglément, puis dit d'une voix éteinte :
– La lettre... pour Orgeval... Il ne faut pas qu'elle...
Un hoquet l'interrompit. Un râle s'échappa quelques instants de sa gorge et il succomba.
Un long moment s'écoula avant que Colin ne se penchât à nouveau vers les deux corps terrassés.
Angélique essayait d'expliquer d'une voix tremblante et hachée.
– Je n'ai rien compris à ce qui est arrivé. Tout à coup le pasteur était là, hors de lui, et il a frappé le père... Certes, ils ont toujours été ennemis... Sans cesse, quand nous voyagions du côté de Casco, ils étaient sur le point d'en venir aux mains...
– C'est un affreux malheur ! dit Colin.
Il sépara les deux corps, les étendit l'un près de l'autre, tous deux grands et puissants dans leurs noirs vêtements ecclésiastiques. Il leur ferma les yeux et réclama deux mouchoirs. Des femmes dénouèrent leurs foulards et il en voila les faces tuméfiées.
– Qui peut dire les prières des morts pour celui-là ? interrogea-t-il en désignant le révérend.
Le pasteur Beaucaire, très pâle, s'avança. Il récita les quelques paroles importantes de l'office des morts auxquelles les protestants présents répondirent à mi-voix.
– Et pour celui-ci ?
– Moi, balbutia le jeune père capucin, le frère Marc, qui se trouvait encore à Gouldsboro.
Fort ému, il s'embrouilla dans son latin, ses formules et ses signes de croix. Le grand Jésuite Merwin eût souri de pitié.
– Des hommes pour les porter !
Quatre hommes s'avancèrent, mais il insista.
– Plus
– Plus, ils sont lourds !...
Il fallut huit hommes aux épaules robustes pour les mener vers leur dernière demeure, au sommet de la falaise.
– Vous les mettrez dans la même tombe, dit Colin.
Elle est toujours là cette tombe, sous les pins, parmi les épilobes. On ne le sait pas. On ne le sait plus. Mais si l'on écartait la mousse on trouverait la dalle grise, à demi –brisée, où peuvent se lire encore, usés, les mots qu'y fit graver le gouverneur du lieu, en cette lointaine époque :
Ci-gisent deux hommes de Dieu qui se sont entre-tués au cri de : « Meurs Satan ! » Qu'ils reposent en paix10.
Chapitre 10
– Où est l'enfant ? réclamait Angélique. Ce petit « donné » du père de Vernon ?... Abbal Neals !
Elle avait couru au campement abandonné du Jésuite, puis, n'ayant pas trouvé l'enfant, avait cherché partout. Le bagage du père de Vernon devait être avec lui. Les dernières paroles de Jack Merwin la hantaient. « La lettre pour d'Orgeval... Il ne faut pas qu'elle... » Cette lettre était d'une extrême importance, elle le sentait. Dans l'état de surexcitation où elle se trouvait elle éprouvait même la certitude que tout était expliqué dans cette lettre.
Oui, maintenant elle en était certaine, le Jésuite avait tout compris, il avait levé le voile sur tous les mystères. Si elle pouvait trouver cette lettre, elle connaîtrait le visage de ses ennemis, elle pourrait se garer, elle et les siens, de leurs pièges.
Il avait voulu lui dire quelque chose de ce genre lorsqu'il avait rassemblé ses dernières paroles transcendantes pour lui souffler :
« La lettre pour le père d'Orgeval... Il ne faut qu'elle... »
Qu'avait-il voulu dire exactement : Il ne faut pas qu'elle lui parvienne... ou au contraire il ne faut pas qu'elle s'égare...
Elle demanda à Colin de faire une battue afin de retrouver l'enfant.
Mais, à la nuit tombante, il fallut y renoncer.
Il était vain d'épiloguer sur ce drame brutal. Par deux réfugiés anglais venus du camp Champlain, on avait démêlé vaguement la genèse de l'affaire. Le bruit avait couru parmi eux que le Jésuite, en accord avec les papistes du lieu, Mme de Peyrac, Colin Paturel, allait les emmener prisonniers à Québec. L'impulsivité native du pasteur puritain avait fait le reste.
Dans le crépuscule, Gouldsboro accablé faisait silence. Les grillons et les cigales, maîtres du terrain, s'en donnaient à cœur joie, avec une exubérance innocente qui semblait insulter à la tristesse des hommes.